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LE CYCLE INFERNAL


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1 LA PREMIERE GUERRE MONDIALE

A la fureur soulevée au Vatican par l'alliance franco-russe, et qui se traduisit si bien par l'Affaire Dreyfus ; à la colère qu'y provoqua le rapprochement franco-italien, et dont l'incident Loubet avait clairement témoigné, s'ajoutait encore un ressentiment non moins vif, causé par l'Entente cordiale avec l'Angleterre. Décidément, la France entendait ne pas rester seule en face de sa « redoutable voisine » et de l'Autriche-Hongrie. Une politique aussi « aveugle et inconsidérée », si l'on en croit Mgr Cristiani, était vue du plus mauvais mil dans le Saint des Saints catholique. Car, outre que la « bonne saignée », si nécessaire à la France impie, risquait d'en être compromise, cette politique apportait un précieux appui à la schismatique Russie, brebis égarée dont on n'avait jamais cessé d'espérer le retour au bercail de l'Eglise romaine, à la faveur d'une guerre.

Mais pour l'heure, l'orthodoxie demeurait solidement implantée dans les Balkans, notamment en Serbie, dont le traité de Bucarest, clôturant le conflit balkanique, avait fait un centre puissant d'attraction pour les Slaves du Sud, et plus particulièrement pour ceux qui se trouvaient sous le joug de l'Autriche. Les visées ambitieuses du Vatican et l'impérialisme apostolique des Habsbourg concordaient donc parfaitement, comme par le passé. Pour Rome aussi bien que pour Vienne, la puissance grandissante de la Serbie la désignait comme l'ennemie à abattre.

C'est d'ailleurs ce qu'établit une pièce diplomatique tirée des archives austro-hongroises, le compte-rendu des entretiens que le prince Schônburg eut au Vatican en octobre-novembre 1913, et qu'il rapporte en ces termes an ministre autrichien Berchtold :

 

« An nombre des sujets traités tout d'abord par le cardinal secrétaire d'Etat (Merry del Val) la semaine passée, à l'occasion de notre entretien, il y avait, et il eût été difficile de ne pas s'y attendre, la question de la Serbie. Le cardinal commença par exprimer sa joie au sujet de notre attitude énergique et opportune ces derniers temps. Au cours de l'audience de ce jour de Sa Sainteté, le Saint-Père, qui a commencé l'entretien en mentionnant notre énergique démarche à Belgrade, a fait quelques remarques caractéristiques : « Certainement, a dit ensuite Sa Sainteté, l'Autriche-Hongrie aurait mieux fait de punir les Serbes pour toutes les failles commises » (1).

 

Les sentiments bellicistes de Pie X s'exprimaient donc sans ambages dès l'année 1913. Ils n'ont rien qui étonne, si l'on songe aux inspirateurs de la politique romaine.

« De quoi s'agissait-il pour les Habsbourg ? De châtier la Serbie, peuple orthodoxe. Le prestige de l'Autriche-Hongrie, de ces Habsbourg qui, avec les Bourbons d'Espagne, étaient les derniers soutiens des Jésuites, celui surtout de l'héritier, ce François-Ferdinand, leur homme, en aurait été grandement accru. Pour Rome, l'affaire prenait une importance presque religieuse ; un succès de la monarchie apostolique sur le tsarisme pouvait être considéré comme une victoire de Rome sur le schisme d'Orient. » (2)

 

L'affaire, pourtant, fit long feu en 1913. Mais le 28 juin 1914, l'archiduc François Ferdinand était assassiné à Sarajevo. Le gouvernement serbe n'était, de toute évidence, pour rien dans cet attentat, commis par un étudiant macédonien. Mais l'occasion était trop belle pour décider l'empereur François-Joseph à déclencher les hostilités.

« La clé de l'affaire, soutient le comte Sforza, après quelques autres, était la nécessité qu'il y avait de convertir François-Joseph à l'idée de guerre. L'avis du pape et de son ministre étaient certainement ceux qui pourraient le plus influer sur lui ». (3)

 

Cet avis ne manqua pas à l'empereur, et il fut bien tel qu'on pouvait l'attendre de ce pape intégriste et de son ministre, « enfant chéri des Jésuites ». Alors que la Serbie tente de sauver la paix en accordant toutes les satisfactions possibles au gouvernement autrichien, qui a envoyé à Belgrade une note comminatoire, le comte Palffy, représentant de l'Autriche auprès du Vatican, résume à son ministre Berchtold, le 29 juillet, la conversation qu'il a eue, le 27, avec le cardinal-secrétaire d'Etat, Merry del Val, sur « les questions qui agitent en ce moment l'Europe ».

Le diplomate dément avec dédain les bruits « fantaisistes » qui ont couru, selon lesquels le pape serait intervenu auprès de l'empereur « pour le conjurer d'épargner aux peuples chrétiens les horreurs de la guerre ». Ayant, écarté ces suppositions « absurdes », il développe « l'opinion réelle de la Curie », exprimée par le secrétaire d'Etat :

« Il aurait été impossible de sentir dans les paroles de Son Eminence un esprit quelconque d'indulgence et de conciliation. Il caractérisa, c'est vrai, comme très rude, la note à la Serbie, mais il l'approuva néanmoins sans aucune réserve et exprima en même temps, de manière indirecte, l'espoir que la Monarchie irait jusqu'au bout. Certes, ajoutait le cardinal, il était dommage que la Serbie n'eût pas été humiliée beaucoup plus tôt, car alors cela aurait pu se faire sans mettre en jeu, comme aujourd'hui, des possibilités tellement immenses. Cette déclaration correspond aussi à la façon de penser du pape, car au cours de ces dernières années, Sa Sainteté a exprimé à plusieurs reprises le regret que l'Autriche-Hongrie ait négligé de K châtier » son dangereux voisin danubien ». (4)

 

Nous voilà loin, en effet, des bruits « absurdes » d'une intervention pontificale en faveur de la paix.

Au reste, ce n'est pas seulement le diplomate autrichien qui rapporte « l'opinion réelle » du pontife romain et de son ministre.

La veille, 26 juillet, le baron Ritter, chargé d'affaires de Bavière près le Saint-Siège, avait écrit à son gouvernement :

« Le, pape approuve que l'Autriche procède sévèrement contre la Serbie. Il n'a pas une grande estime (les armées de la Russie et de la France en cas de guerre contre l'Allemagne. Le cardinal secrétaire d'Etat ne voit pas quand l'Autriche ferait la guerre si elle ne se décide pas à présent » (5).

 

Ainsi, le Saint-Siège avait pleine conscience des possibilités immenses » que représenterait un conflit austro-serbe, et néanmoins y poussait de tout son pouvoir.

 

Qu'importaient au Saint-Père et à ses conseillers jésuites les souffrances des « peuples chrétiens » ? Ce n'était pas la première fois que ces peuples faisaient les frais de la politique romaine. L'occasion longuement souhaitée se présentait enfin d'utiliser le bras séculier germanique contre la Russie orthodoxe, la France «impie», qui avait Grand besoin d'une «bonne saignée », et, accessoirement, l'Angleterre « hérétique ». Tout faisait présager une guerre « fraîche et joyeuse ».

 

Pie X n'en vit pas le déroulement et le résultat, l'un et l'autre contraires à ses prévisions. Il trépassa en effet au début du conflit, le 20 août 1914. Mais quarante ans plus tard, Pie XII canonisait cet auguste défunt, et le « Précis d'Histoire sainte », à l'usage des catéchismes paroissiaux, lui a consacré ces lignes édifiantes :

« Pie X employa ses efforts à empêcher la guerre « de 1914 et mourut de douleur eu prévoyant les maux qu'elle allait déchaîner »

Si c'est de ]humour « noir », avouons qu'on ne peut faire mieux.

Quelques années avant 1914, M. Yves Guyot, bon prophète, écrivait :

« Si la guerre éclate, entendez bien, hommes qui considérez que l'Eglise romaine est une garantie d'ordre et de paix, n'allez pas chercher les responsabilités ailleurs qu'au Vatican : c'est lui qui sera l'instigateur sournois, comme il le fut pour la guerre de 1870. » (6)

 

Instigateur de la tuerie, le Vatican allait soutenir, non moins sournoisement, ses champions austro-allemands durant toute la guerre. La promenade militaire, en France, que se flattait de faire le Kaiser, fut stoppée sur la Marne, et l'agresseur ramené à la défensive après chacun de ses furieux assauts. Mais, du moins, la diplomatie pontificale lui apporta tout le concours possible, et cela ne saurait surprendre si l'on considère que la divine Providence semblait se complaire à favoriser les empires centraux.

En effet, le cardinal Rampolla, regardé comme francophile - et pour cette raison écarté du trône pontifical sur un « veto » de l'Autriche - ne comptait plus, cette fois, parmi les « papables », étant mort opportunément quelques mois avant Pie X.

Là ne se bornait pas, cependant, l'intervention du « doigt de Dieu » : Comme il en avait pris l'engagement avant le vote, le nouveau pape, Benoît XV, nomma à la Secrétairerie d'Etat le cardinal Ferrata. Mais le cardinal (7) eut à peine le temps d'inaugurer ses nouvelles fonctions. Entré à la Secrétairerie vers la fin de septembre 1914: Il DECEDAIT BRUSQUEMENT le 20 octobre, victime d'une « indisposition » foudroyante, après qu'il se fût fait servir une « LEGERE CONSOMMATION ».

 

« Il était à son bureau, quand il fut soudain pris de vomissements d'une extrême violence. Il tomba foudroyé.

« Les domestiques s'empressèrent autour de lui. Le médecin, appelé en hâte, reconnut aussitôt la gravité du mal. Devant une si grande responsabilité, il demanda une consultation immédiate.

« Ferrata, de son côté, avait tout compris et ne se faisait déjà plus aucune illusion... Il disait bien haut qu'il ne voulait pas mourir au Vatican...

« La consultation médicale réunie à son hôtel, eut lieu immédiatement. Six médecins étaient accourus... Ils se refusèrent à rédiger un bulletin médical ; celui qui a été publié ne porte pas de signature ». (8)

 

On ne lui connaissait ni maladie ni infirmité.

« Le scandale de cette mort fut tel que l'on ne put se dispenser d'ordonner une enquête... Le résultat fut qu'un bocal avait été brisé à l'office. On expliqua ainsi tout naturellement la présence du verre pilé dans le sucrier dont le cardinal s'était servi. Le sucre cristallisé n'est pas sans inconvénients.

« L'enquête ne fut pas poussée plus loin... ». (9)

 

L'abbé Daniel ajoute que le brusque départ, peu de jours après, du domestique attaché à la personne du cardinal décédé donna lieu à bien des commentaires, d'autant plus qu'il avait été, disait-on, l'ordonnance de Mgr von Gerlach, avant que celui-ci entrât dans les Ordres. Ce prélat germanique, espion notoire, devait d'ailleurs s'enfuir de Rome, en 1916 : on allait l'arrêter comme responsable du sabotage du cuirassé italien « Léonard de Vinci », qui sauta dans le golfe de Tarente. ensevelissant 21 officiers et 221 matelots ». Son procès fut repris en 1919. Von Gerlach fit défaut et fut condamné à vingt ans de travaux forcés ». (10)

 

Par le cas de ce « camérier participant », rédacteur de l'« Osservatore Romano », on peut juger de l'état d'esprit qui régnait dans les hautes sphères du Vatican.

C'est encore l'abbé Brugerette qui parle en ces termes de « l'entourage du Saint-Siège » :

« Professeurs ou ecclésiastiques, ils ne reculent devant aucun obstacle pour inculquer au clergé italien et au monde catholique de Rome le respect et l'admiration de l'armée germanique, le mépris et la haine de la France ». (11)

 

Le neutraliste Ferrata étant mort bien à propos, le cardinal Gasparri devint secrétaire d'Etat, et, en parfaite entente avec Benoît XV, manoeuvra pour servir au mieux les intérêts des empires centraux.

« Comment s'étonner dans ces conditions que, dans les mois qui suivirent, le pape Benoit XV ait fait tout son possible pour retenir l'Italie sur le chemin de l'intervention ? C'était dans le jeu des Jésuites, amis des Habsbourg... ». (12)

 

En même temps, on travaillait sournoisement à saper le moral chez les Alliés.

« Le 10 janvier 1915, un décret signé du cardinal Gasparri, secrétaire d'Etat de Benoît XV, prescrivait une journée de prières pour hâter la paix_ L'un des exercices de piété obligatoire était la récitation d'une prière que Benoît XV avait pris soin de rédiger lui même... Le gouvernement français fit saisir le document pontifical. On voulut voir, en effet, dans la prière pour la paix, une manifestation amollissante et délétère susceptible de relâcher l'effort de nos armées, au moment où les hordes allemandes sentaient l'irrésistible pression qui devait les rejeter hors de notre territoire, au moment où le Kaiser voyait approcher la terrible échéance que lui avaient préparée ses crimes impardonnables... Le pape, disait-on veut la paix coûte que coûte, alors qu'elle ne peut être favorable qu'aux empires centraux. Le pape n'aime pas la France, et, pour tout dire, le pape est boche. » (13)

 

M. Charles Ledré, autre écrivain catholique, confirme :

« On petit estimer qu'en deux circonstances, évoquées par certains articles fameux de « La Revue le Paris », le Saint-Siège, en invitant l'Italie et plus tard les Etats-Unis à ne pas entrer dans la guerre, ne s'était pas borné à souhaité une fin plus rapide du conflit... Il servait contre les nôtres, selon le mot de l'abbé Brugerette, les intérêts de nos ennemis ». (14)

 

Mais ce n'était pas seulement en Italie et aux Etats-Unis que se faisait sentir l'action jésuito-vaticane. Tous les moyens, tous les terrains lui étaient bons.

« Aussi ne saurait-on s'étonner de trouver la diplomatie pontificale occupée dès la première heure de mettre obstacle à notre ravitaillement de dissuader les neutres de se joindre à notre parti afin de briser le lien qui tient l'Entente assemblée... Aucun moyen ne lui parut petit qui pût aider à cette grande tâche, et préparer la paix générale en provoquant parmi les Alliés quelque défaillance particulière.

« Il y eut pis : des sollicitations à la paix séparée. Du 2 au 10 janvier 1916, une mission de catholiques allemands s'en fut en Belgique prêcher au nom du pape, à ce qu'ils disaient, la paix séparée. Les évêques belges protestèrent que c'était là mentir, mais le nonce se tut et le pape resta muet...

« Le Saint-Siège songeait alors à un rapprochement franco-autrichien par où il se flattait d'amener la France, soit à signer la paix séparée, soit à réclamer de ses alliés qu'on en vînt à négocier la paix générale... Quelques semaines après, le 31 mars 1917, le prince Sixte de Bourbon communiquait au président de la République la fameuse lettre de l'empereur Charles.

« La manoeuvre ayant échoué de ce côté-ci des Alpes, on ne pouvait guère manquer de la renouveler ailleurs, en Angleterre, en Amérique, en Italie surtout...

« Briser les forces matérielles de l'Entente pour avoir raison de sa fureur offensive, et ruiner son prestige moral pour amollir son courage et l'amener à composition.... toute la politique de Benoît XV tient en ces deux propositions, et tout l'effort de son impartialité n'a jamais tendu, et ne tend encore qu'à nous couper les jarrets ». (15)

 

Ajoutons aux lignes précédentes, dues à un catholique notoire, M. Louis Canet, ce qu'écrit l'abbé Brugerette :

« On ne sut que quatre ans plus tard, par les déclarations de M. Erzberger, publiées dans la « Germania » du 22 avril 1921, que la proposition de paix lancée par le pape en août 1917 avait été précédée d'un accord secret entre le Saint-Siège et l'Allemagne ». (16)

Il n'est pas, non plus, indifférent d'observer que le diplomate ecclésiastique qui négocia cet « accord secret » n'était autre que le nonce à Munich, Mgr Pacelli, le futur Pie XII.

Nous lisons sous la plume de l'un de ses apologistes, le R.P. jésuite Fernesolle :

« Le 28 mai (1917), Mgr Pacelli présentait ses lettres de créance au roi de Bavière... Il multiplia les démarches auprès de Guillaume Il et du chancelier Bethmann-Holveg. Le 29 juin, Mgr Pacelli était solennellement reçu au grand quartier général de Kreuznach par l'empereur Guillaume Il ». (17)

 

Le futur pape préludait ainsi à ses douze années de nonciature à Munich, puis à Berlin, durant lesquelles il allait multiplier les intrigues pour renverser la République allemande d'après la défaite et préparer, en hissant Hitler au pouvoir, la revanche de 1939.

Pourtant, lorsque les Alliés signèrent, en juillet 1919, le traité de Versailles, ils étaient si bien conscients du rôle joué par le Vatican pendant le conflit, qu'ils l'avaient soigneusement écarté de la table de conférence. Et, chose remarquable, c'était l'Etat le plus catholique, l'Italie, qui avait exigé cette exclusion.

« Par l'article XV du pacte de Londres (26 avril 1915), qui réglait la participation de l'Italie à la guerre, le baron Sonnino avait obtenu des autres Alliés que ceux-ci s'opposeraient à toute intervention de la papauté dans les travaux de la paix ». (18)

La mesure était sage, mais insuffisante. Faute d'avoir appliqué au Saint-Siège, boutefeu de la première guerre mondiale, les sanctions qu'il méritait, les vainqueurs laissaient le champ libre aux intrigues vaticano-jésuites qui allaient déclencher vingt ans plus tard une catastrophe encore pire, la plus terrible peut-être que le monde ait connue.


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