LES JESUITES DANS LA SOCIETE EUROPEENNE(suite)
7 LES JESUITES EN FRANCE DE 1870 A 1885
La chute de l'Empire eût dû amener en France, semble-t-il, une réaction contre l'esprit ultramontain. En fait, il n'en fut rien, comme le montre Adolphe Michel :
« Quand le trône du 2 décembre tombe dans la boue de Sedan, quand la France est définitivement vaincue, quand l'Assemblée de 1871 se réunit à Bordeaux, en attendant de venir à Versailles, le parti clérical est plus audacieux que jamais. Dans les désastres de la patrie il parle en maître. Qui ne se rappelle les outrecuidantes manifestations des jésuites et leurs menaces insolentes dans ces dernières années ? Ici, un certain Père Marquigny annonçant l'enterrement civil des principes de 89 ; là, M. de Belcastel vouant, de son autorité privée, la France au Sacré-Coeur ; les Jésuites élevant une église sur la « colline Montmartre, à Paris, comme un défi à la Révolution ; les évêques excitant la France à déclarer la « guerre à l'Italie pour rétablir le pouvoir temporel du « pape... ». (54)
Gaston Bally explique fort bien la raison de cette situation apparemment paradoxale :
« Pendant ce cataclysme, les Jésuites s'empressèrent, comme d'habitude, de rentrer dans leur trou, laissant à la République le soin de se tirer d'affaire comme elle le pourrait. Mais quand le gros de la besogne fut fait, quand notre territoire fut délivré de l'invasion prussienne, l'invasion noire reprit son cours et se mit à tirer les marrons du feu. On était alors sous le coup d'une sorte de cauchemar, on sortait d'un rêve effroyable, c'était le moment d'en profiter pour s'emparer des esprits affolés par cette « affreuse lutte ». (55)
Mais n'en est-il pas de même après toutes les guerres ? C'est un fait incontestable que l'Eglise romaine a toujours bénéficié des grands malheurs publics ; que les deuils, les misères, les souffrances de toute sorte poussent les foules à chercher dans les pratiques pieuses d'illusoires consolations. Ainsi se trouve raffermie, sinon augmentée, par les victimes elles-mêmes la puissance de ceux qui ont déchaîné ces malheurs. A cet égard, les deux guerres mondiales ont eu les mêmes conséquences que celle de 1870.
La France, alors, était vaincue, mais, par contre, ce fut une éclatante victoire de la Compagnie de Jésus, que marqua, en 1873, le vote d'une loi décidant la construction d'une basilique du Sacré-Coeur sur la butte Montmartre . Cette église, dite du « Voeu national », par une cruelle ironie sans doute, allait matérialiser dans la pierre le triomphe du jésuitisme, sur le lieu même où il avait pris son essor.
A première vue, cette invocation au Sacré-Coeur de Jésus, prônée par les Jésuites « cordicoles », pourrait paraître assez bassement idolâtre, mais innocente, en somme.
« Pour se rendre compte du danger, écrit Gaston Bally, il faut regarder derrière la façade, assister à la cuisine des âmes. Il faut voir à quoi tendent les diverses associations cordicoliques ; l'archiconfrérie de l'Adoration perpétuelle, l'archiconfrérie de la Garde d'Honneur, l'Apostolat de la Prière, la Communion réparatrice, etc, etc. Les archiconfréries, associés, apôtres, missionnaires, adorateurs, zélateurs, gardes d'honneur, réparateurs, médiateurs et autres fédérés du Sacré-Coeur semblent se proposer exclusivement, comme les y invitait Mlle Alacoque, d'unir leurs hommages à ceux des neuf choeurs des Anges.
En réalité, il ne s'agit que d'une chose : Etrangler la Gueuse.
« Les cordicoles nous ont maintes fois exposé leurs desseins. Ils ne sauraient m'accuser de calomnie : je me bornerai à citer quelques passages de leurs déclarations les plus nettes, à recueillir leurs aveux.
« L'opinion publique s'indigna des propos tenus par le Père Ollivier aux obsèques des victimes du Bazar de la Charité. Le moine n'avait vu dans la catastrophe qu'un nouveau témoignage de la clémence divine. Dieu s'affligeait de nos erreurs, et nous invitait, gentiment, à les réparer.
« Cela parut monstrueux On oubliait que nous devons à la même pensée la construction de la Basilique du Voeu national ». (56)
Quel était donc le terrible péché dont la France devait battre sa coulpe ? l'auteur précité répond:
« ... la Révolution ».
C'est là le crime abominable qu'il nous faut « expier ».
Et la Basilique du Sacré-Coeur symbolise le « repentir de la France (Sacratissimo cordi Jesu Gallioe « poenitens et devoter) ; elle exprime aussi notre ferme « propos de réparer le mal. C'est un monument d'expiation et de réparation ... ». (57)
« Sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Coeur » devint la Marseillaise de l'Ordre moral.
Alors, comme l'écrit l'abbé Brugerette :
« Il était permis d'espérer même contre toute espérance. On pouvait attendre « du ciel apaisé » l'événement d'où viendraient, un jour ou l'autre, la restauration de l'ordre, le salut de la patrie ». (58)
Il est à croire, cependant, que « le ciel », irrité contre la France des Droits de l'homme, ne se trouvait pas suffisamment « apaisé » par l'érection de la fameuse basilique aux trois éteignoirs, car la « restauration de l'ordre », c'est-à-dire la Restauration monarchique, se faisait attendre. Le même auteur s'en explique en ces termes :
Si impressionnantes, en effet, que pouvaient paraître les grandioses manifestations de la foi catholique, dans les années qui suivirent la guerre de 1870, ne serait-ce pas manquer quelque peu du sens de l'observation et de l'esprit psychologique, ne serait-ce pas encore se tenir en dehors de la vérité que de juger la société française de cette époque sur les seuls témoignages de cette piété extérieure ? On doit donc se demander si le sentiment religieux répond exactement pour l'ensemble de cette société à l'expression de la foi telle que la révèlent les grandioses pèlerinages organisés par les évêques et l'empressement des foules dans les églises...
« Sans vouloir atténuer en aucune manière l'importance du mouvement religieux provoqué en France par les deux guerres de 1870 et de 1914 et qui fit lever de si belles espérances, il faut bien reconnaître que ce réveil de la foi n'eut ni la profondeur, ni l'étendue que parurent révéler les manifestations d'une piété bien faite pour donner l'illusion d'une véritable renaissance religieuse...
Car, même en ce temps-là, l'Eglise de France couvrait malheureusement de sa robe non seulement des milliers d'incroyants et d'adversaires, mais un nombre trop grand, hélas ! de fidèles qui n'avaient guère de catholique que l'étiquette. La pratique religieuse tient encore quelque place dans l'horaire de leur vie, mais le sentiment religieux, traduit par une foi agissante, ne paraît pas en tenir beaucoup dans leur coeur...
« Comme si la France, à peine après l'avoir accompli, regrettait le mouvement auquel, dans une heure de désespérance, elle avait obéi en envoyant à l'Assemblée nationale une majorité catholique, on la voit, cinq mois plus tard, changer complètement de position aux élections complémentaires du 2 juillet ! Ce jour-là, le pays devait élire 113 députés. Ce fut la défaite complète des catholiques et le succès de 80 à 90 républicains. Toutes les élections qui suivront cette consultation du suffrage universel, auront le même caractère d'opposition républicaine et anticléricale. Il serait puéril d'affirmer qu'elles ne répondaient pas aux sentiments et, aux voeux de la société dont elles étaient l'émanation ». (59)
L'abbé Brugerette, parlant des grands pèlerinages organisés à cette époque « pour le relèvement du pays », reconnaît qu'ils donnaient lieu à « certains écarts et certains excès », dont prenaient ombrage les « adversaires de l'Eglise ».
« Les pèlerinages seront donc pour eux des entreprises organisées par le clergé pour la restauration de la monarchie en France et du pouvoir pontifical à Rome. Et l'attitude prise par le clergé en ces deux affaires, paraîtra justifier cette accusation de la presse irréligieuse, et donnera, de ce fait, comme nous le verrons plus loin, un formidable essor à l'anticléricalisme. Sans rompre avec ses habitudes religieuses dont les années d'après-guerre ont amené un si beau revival, la société française se révoltera contre ces directions que Gambetta devait flétrir sous le nom de « gouvernement des curés ». C'est qu'il restait au fond de l'âme du peuple français, un invincible instinct de résistance à tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à la domination politique de l'Eglise Ce peuple, dans son ensemble, aimait la religion, mais « la théocratie » dont la presse d'opposition avait réveillé le fantôme, lui faisait peur. La fille aînée de l'Eglise ne voulait pas oublier qu'elle était aussi la mère de la Révolution ». (60)
Pourtant, que d'efforts ne déployait pas le clergé, Jésuites en tête, pour amener les Français à renier l'esprit républicain !
Depuis la loi Falloux, les Jésuites développent librement leurs collèges où ils élèvent les enfants de la bourgeoisie dirigeante et, certes, ils ne leur inculquent pas un ardent amour de la République...
« Quant aux Assomptionnistes, créés en 1845 par l'intransigeant Père d'Alzon, c'est au peuple qu'ils veulent redonner la foi qu'il a perdue... ». (61)
Mais bien d'autres congrégations enseignantes fleurissent à l'envie : Oratoriens, Eudistes, Dominicains du Tiers-Ordre, Marianites, Maristes (que Jules Simon appelle « le tome II des Jésuites relié en peau d'âne ») et les fameux Frères des écoles chrétiennes, plus connus sous le nom d'Ignorantins, inculquent la « bonne doctrine » aux rejetons de la bourgeoisie et à plus d'un million et demi d'enfants du peuple.
Il n'est pas surprenant que cette situation ait provoqué une réaction de défense du régime républicain. Une loi, déposée en 1879 par Jules Ferry, écarte le clergé des Conseils de l'Instruction publique où l'avaient fait entrer les lois de 1850 et de 1873, et elle restitue aux Facultés de l'Etat le droit exclusif de collationner les grades des enseignants. D'autre part, l'article 7 de cette loi spécifie que nul ne sera admis à participer à l'enseignement public ou libre, s'il appartient à une congrégation religieuse non autorisée ».
« Les Jésuites sont visés avant tout par ce fameux article 7. Les prêtres du doyenné de Moret (Seine-et-Marne) tiendront donc à déclarer « qu'ils prennent parti pour toutes les communautés religieuses, sans en excepter les vénérables Pères de la Compagnie de Jésus ». « Les frapper, écrivent-ils, c'est nous frapper au coeur » ... L'aveu est explicite.
L'abbé Brugerette, dont nous venons de citer ce passage, décrit la résistance opposée par les catholiques à ce qu'il appelle une « perfide attaque », mais il ajoute :
« Le clergé ne se doute pas encore des progrès immenses du laïcisme, il n'a pas encore compris que, par son opposition aux principes de 89, il s'est privé de toute influence profonde sur la direction de l'esprit public en France. »
L'article 7 est repoussé par le Sénat, mais Jules Ferry en appelle alors aux lois existantes sur les congrégations.
« En conséquence, le 29 mars 1880, le « Journal Officiel» enregistrait deux décrets qui obligeaient les Jésuites à se dissoudre et toutes les congrégations non autorisées d'hommes et de femmes à « se pourvoir dans le délai de trois mois, à l'effet d'obtenir la vérification et l'approbation de leurs statuts et la reconnaissance légale... »
Sans retard, un mouvement d'opposition s'organise, « L'Eglise, atteinte en plein coeur, se lève tout entière >, selon la juste expression de M. Debidour. Dès le 11 mars, Léon XIII et son nonce font entendre une protestation douloureuse...
« Tous les évêques prennent, à leur tour, avec la plus grande énergie, la défense des Ordres religieux. » (63)
Les fils de Loyola n'en furent pas moins expulsés. Mais écoutons encore à ce sujet l'abbé Brugerette :
« Malgré tout, les Jésuites, experts, quand ils sont chassés par la porte, à revenir par les fenêtres, avaient déjà réussi à passer leurs collèges aux mains de laïcs ou d'ecclésiastiques séculiers. Sans résider dans ces collèges, on les voyait même y venir, à certaines heures, pour exercer certaines fonctions de direction ou de surveillance. » (64)
Cependant, la ruse ne passa pas inaperçue et les collèges des Jésuites furent finalement fermés.
Au total, les décrets de 1879 furent appliqués à 32 congrégations, qui refusèrent de se soumettre aux dispositions légales. En bien des lieux, l'expulsion dut être faite « manu militari », contre l'opposition des fidèles ameutés par les religieux. Ceux-ci refusaient, non seulement de demander l'autorisation légale, mais même de signer une déclaration désavouant toute idée d'opposition au régime républicain, ce dont M. de Freycinet, alors président du Conseil et qui leur était favorable, se serait contenté personnellement pour les « tolérer » encore. Quand les Ordres se décidèrent à signer cette déclaration d'un loyalisme tout formel, la manoeuvre avait été éventée, et M. de Freycinet dut abandonner le pouvoir pour avoir tenté de négocier cet accord contre la volonté du parlement et de ses collègues du cabinet.
L'abbé Brugerette observe justement, à propos de la déclaration que les Ordres religieux répugnaient tant à signer :
« Cette affirmation de respect à l'égard des institutions que la France s'était librement données... paraît aujourd'hui bien inoffensive et anodine quand on la compare au serment solennel de fidélité exigé des évêques allemands par le Concordat du 20 juillet 1933 entre le Saint-Siège et le Reich.
« Article 16. - « Les évêques, avant de prendre possession de leur diocèse, prêteront entre les mains du président du Reich ou entre les mains du Reichsstatthalter près l'Etat compétent, un serment de fidélité selon la formule suivante :
« Devant Dieu et sur les saints Evangiles, je jure et promets, comme il convient à un évêque, fidélité au Reich allemand et à l'Etat. Je jure et promets de respecter et de faire respecter par mon clergé le gouvernement établi selon les lois constitutionnelles. Me préoccupant, comme il est de mon devoir, du bien et de l'intérêt de l'Etat allemand, je chercherai, dans l'exercice du saint ministère qui m'est confié, à empêcher tout préjudice qui pourrait le menacer ». (Concordat entre le Saint-Siège et le Reich allemand). (65).
Certes, la différence est grande entre une simple promesse de non-opposition au régime de la France, et cet engagement solennel de soutien à l'Etat nazi. Aussi grande que la différence entre les deux régimes, l'un démocratique et libéral, donc haï par l'Eglise romaine, l'autre totalitaire et brutalement intolérant, tel que le voulurent et le suscitèrent, par leurs efforts conjoints, Franz von Papen, camérier secret du pape, et Mgr Pacelli, nonce à Berlin et futur Pie XII.
C'est encore l'abbé Brugerette qui, après avoir déclaré que le but du gouvernement était atteint quant à la Compagnie de Jésus, reconnaît d'autre part :
« On ne pouvait parler cependant de la destruction de I'institution congréganiste. Les congrégations de femmes n'avaient pas été frappées, et les congrégations autorisées, « aussi dangereuses que les autres pour l'esprit laïque », restaient debout. On savait également que presque toutes les congrégations d'hommes expulsées de leurs maisons, en vertu des décrets de 1880, avaient pu rentrer sans bruit dans leurs couvents. » (66) Mais cet apaisement fut de courte durée. La prétention de l'Etat de percevoir des impôts et des droits successoraux sur les biens des communautés ecclésiastiques, souleva un tollé général chez celles-ci, qui n'entendaient pas être soumises à la loi commune. « L'organisation de la résistance était l'oeuvre d'un comité que dirigeaient les PP. Bailly, Assomptionniste, Stanislas, Capucin, et Le Doré , supérieur des Eudistes.. Le Père Bailly réchauffait le beau zèle du clergé en écrivant : « Il faut que les religieux et les religieuses en arrivent, comme saint Laurent, aux grils et aux chevalets, plutôt que de céder ». (67)
Comme par hasard, le principal réchauffeur de ce « beau zèle >, le P. Bailly, était assomptionniste, c'est-à-dire, en fait, un Jésuite camouflé. Quant aux grils et aux chevalets, on eût pu faire observer au bon Père que ces instruments de torture sont dans la tradition dit Saint-Office, et non dans celle de l'Etat républicain.
Finalement, les congrégations payèrent - à peu près la moitié de ce qu'elles devaient - et l'abbé précité reconnaît que « la prospérité de leurs oeuvres n'en fut point atteinte ». On le croit aisément.
Nous ne pouvons entrer dans le détail des lois de 1880 et 1886, qui tendaient à assurer la neutralité confessionnelle des écoles publiques, cette « laïcité » (67 bis), qui paraît toute naturelle aux esprits tolérants, mais que l'Eglise romaine rejette comme une atteinte abominable au droit de forcer les consciences qu'elle s'est de tout temps arrogé. On pouvait attendre qu'elle combattît pour ce prétendu droit aussi âprement que pour ses privilèges financiers.
En 1883, c'est la Congrégation romaine de l'Index, d'inspiration toute jésuitique, qui entre en lice par la condamnation de certains manuels scolaires d'enseignement moral et civique. Il est vrai que l'affaire est grave : l'un des auteurs, Paul Bert, n'a-t-il pas osé écrire que la simple idée du miracle « doit s'évanouir devant l'esprit critique » ? Aussi, plus de cinquante évêques promulguent le décret de l'Index, avec des commentaires fulminants, et l'un d'eux, Mgr Isoard, déclare dans sa lettre pastorale du 27 février 1883, que les instituteurs, les parents et les enfants qui refuseront de détruire ces livres seront exclus des sacrements (67 ter).
La loi de 1886, celles de 1901 et 1904, disposant qu'aucun enseignement ne pourrait être donné par des membres de congrégations religieuses, soulevèrent encore les plus vives protestations du Vatican et du clergé « français ». Mais, en fait, les religieux enseignants en furent quittes pour se « séculariser ». Le seul résultat positif des dispositions légales fut que les professeurs des écoles « dites libres» durent désormais justifier de titres pédagogiques suffisants, et l'on ne peut que s'en féliciter si l'on songe que les écoles primaires catholiques étaient en France, avant la dernière guerre, au nombre de 11.655, avec 824.595 élèves.
Quant aux collèges « libres », et plus particulièrement ceux des Jésuites, si leur nombre est en diminution, cela tient à divers facteurs qui n'ont rien de commun avec les prétendues brimades légales. La supériorité de l'enseignement universitaire, reconnue par la majorité des parents, et, plus récemment, sa gratuité, sont les principales causes de la faveur croissante où on le tient. En outre, la Société. de Jésus a réduit, de sa propre volonté, le nombre de ses maisons d'éducation.
8 LES JESUITES ET LE GENERAL BOULANGER LES JESUITES ET L'AFFAIRE DREYFUS
L'hostilité dont le parti dévot prétendait être la victime, à la fin du XIX' siècle, de la part de l'Etat républicain, n'eût pas manqué de justification, quand bien même cette hostilité - ou plus précisément cette défiance - se serait manifestée de façon plus positive qu'elle ne le fit. En effet, l'opposition cléricale au régime que la France s'était librement donné, pour reprendre les termes de l'abbé Brugerette, se marquait en toute occasion. Dès 1873, c'est la tentative, solidement appuyée par le clergé, de restaurer la monarchie au bénéfice du comte de Chambord, tentative qui échoua par l'obstination du prétendant à refuser d'adopter le drapeau tricolore, à ses yeux emblème de la Révolution.
« Tel qu'il est, le catholicisme apparaît lié à la politique, à une certaine politique... La fidélité à la Monarchie s'est transmise à travers les générations dans de vieilles familles de la noblesse, de la bourgeoisie, et dans le peuple des régions catholiques de l'Ouest et du Midi. Leur nostalgie d'un Ancien Régime idéalisé à l'image d'un moyen âge légendaire, a rejoint les voeux des catholiques ardents, avant tout préoccupés du salut de la religion, ralliés derrière Veuillot à la royauté légitime et croyante du comte de Chambord comme à la forme de gouvernement la plus favorable à l'Eglise. De la conjonction de ces forces politiques et religieuses est né, dans l'esprit tendu de l'après-guerre, un état d'esprit de mysticisme « méaculpiste » et réactionnaire, que les formules de Mgr Pie, évêque de Poitiers, son incarnation la plus éclatante dans le monde ecclésiastique, illustrent exactement : la France « qui attend un chef , qui appelle un maître... » recevra à nouveau de Dieu « le sceptre de l'univers un instant tombé de ses mains », le jour où elle « aura rappris à se mettre à genoux ». (68)
Ce tableau, tracé par un historien catholique, est significatif. Il permet de comprendre les mouvements qui succédèrent, quelques années plus tard, à l'échec de l'essai de restauration en 1873.
C'est ce même historien catholique qui décrit l'attitude politique du clergé à cette époque, dans les termes suivants :
« Lors des élections, les presbytères servent de permanence aux candidats réactionnaires, les curés et les desservants font des visites de propagande électorale à domicile, vitupèrent la République et ses nouvelles lois sur l'enseignement, déclarent coupables de péché mortel ceux qui votent pour les gouvernants, les libres penseurs, les francs-maçons, traités de « canailles », de « bandits », de « voleurs ». L'un déclare que la femme adultère sera plus facilement pardonnée que ceux qui envoient leurs enfants à l'école laïque, un autre qu'il vaut mieux étrangler un enfant que de donner sa voix au régime, un troisième qu'il refusera les derniers sacrements à ceux qui votent pour ses partisans. Les actes se conforment aux paroles : des commerçants républicains et anticléricaux sont boycottés, des indigents cessent d'être secourus et des ouvriers sont renvoyés parce que mal-pensants. » (69)
Ces excès d'un clergé de plus en plus pénétré d'ultramontanisme jésuitique sont d'autant moins acceptables qu'ils émanent « d'ecclésiastiques payés par le gouvernement, car le Concordat est toujours en vigueur ».
Au reste, l'opinion publique, dans sa majorité, voit d'un fort mauvais oeil cette pression sur les consciences, comme le note l'auteur précité :
« On l'a vu, le peuple français, dans son ensemble, est indifférent en matière religieuse, et l'on ne peut confondre l'observance héréditaire des pratiques du culte avec une croyance véritable...
« C'est un fait, la carte politique de la France coïncide avec sa carte religieuse... On peut dire que dans les régions où la foi est vive, les Français votent pour les candidats catholiques ; ailleurs, c'est par un acte conscient qu'ils élisent des députés et des sénateurs anticléricaux... Ils ne veulent pas du cléricalisme, c'est-à-dire de l'autorité ecclésiastique en matière politique, ce qu'on appelle vulgairement « le gouvernement des curés ».
« Pour un grand nombre de catholiques eux-mêmes, c'en est assez que par les instructions du prône et les prescriptions du confessionnal, le prêtre, cet homme gênant, intervienne dans leur comportement de fidèles, contrôlant pensées, sentiments et actes, le boire, le manger et jusqu'à l'intimité conjugale ; ils entendent du moins marquer les limites de son empire en préservant leur indépendance de citoyen. » (70)
On aimerait que cet esprit d'indépendance soit demeuré aussi vivace de nos jours.
Mais, quel que fût le sentiment de ce « grand nombre de catholiques », les ultramontains, eux, ne désarmaient pas et poursuivaient en toute occasion la lutte contre le régime exécré. Ils crurent un moment trouver l' « homme providentiel » en la personne du général Boulanger, ministre de la Guerre en 1886, lequel, ayant fort bien organisé sa propagande personnelle, faisait figure de futur dictateur.
« Une entente tacite, écrit M. Adrien Dansette, s'établit entre le général et les catholiques. Elle devient explicite au cours de l'été... Il a par ailleurs conclu un accord secret avec des parlementaires royalistes tels que le baron de Mackau et le comte de Mun, défenseurs habituels de l'Eglise à la Chambre...
« Le flegmatique ministre de l'Intérieur, Constans, menace de le faire arrêter, et, le 10 avril, le candidat dictateur s'enfuit à Bruxelles, au bras de sa maîtresse.
« Dès lors, le boulangisme décline rapidement. La France n'a pas été prise : elle se reprend... Le boulangisme est écrasé lors des scrutins du 22 septembre et du 6 octobre 1889... » (71)
On peut lire, sous la plume du même historien catholique, quelle était, à l'égard de cet aventurier, l'attitude du pape d'alors, Léon XIII, qui avait succédé en 1878 à Pie IX, pape du « Syllabus », et affectait de conseiller à ses fidèles de France, le ralliement au régime républicain :
« En août (1889), l'ambassadeur d'Allemagne au Vatican prétend que le pape voit dans le général (Boulanger) l'homme qui renversera la République française et rétablira le trône ; on lit alors dans un article où le « Moniteur de Rome » envisage l'arrivée au pouvoir du candidat dictateur, que l'Eglise « peut même y gagner beaucoup »... Le général Boulanger a envoyé à Rome un de ses anciens officiers d'ordonnance porter à Léon XIII une lettre où il lui promettait « que le jour où il tiendrait l'épée de la France entre ses mains. Il s'efforcerait de faire reconnaître les droits de, la papauté » (72).
Tel était le pontife, d'ailleurs Jésuite, auquel les cléricaux intransigeants reprochaient un excès de « libéralisme »
La crise boulangiste était suffisamment révélatrice de l'action que menait le parti dévot contre la République laïque, sous le couvert du nationalisme. Mais le caractère falot du protagoniste choisi, autant que la résistance de la majorité de la nation, avait amené l'échec de cette tentative malgré tout le déploiement d'une agitation factice. Cependant, la formule « cocardière » s'était avérée assez efficace, à Paris surtout, pour qu'on se réservât de l'utiliser encore dans une meilleure occasion. Celle-ci surgira bientôt --- ou on la provoquera --- et il va sans dire que les disciples de Loyola seront à la tête du mouvement. « Leurs amis sont là, écrit M. Pierre Dominique : une noblesse devenue bigote, une bourgeoisie qui rejette Voltaire, beaucoup de militaires. Ils vont travailler particulièrement l'armée.... et cela va nous donner la fameuse alliance « du sabre et du goupillon ».
« Vers 1890, ils ont en France la direction de conscience non plus du roi, mais de l'état-major ou du moins de son chef, et c'est alors qu'éclate l'Affaire Dreyfus. Véritable guerre civile qui coupe la France en deux. » (73)
L'historien catholique, Adrien Dansette, résume ainsi. le début de l'Affaire :
« Le 22 décembre 1894, le capitaine d'artillerie Alfred Dreyfus est condamné pour trahison à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire. Trois mois plus tôt, notre service de renseignements était entré en possession, à l'ambassade d'Allemagne, du bordereau d'envoi de divers documents intéressant la défense nationale, et il avait constaté une similitude entre l'écriture de ce bordereau et celle du capitaine Dreyfus. Aussitôt, on s'était écrié à l'état-major : « C'est lui, c'est le juif ». Il n'existait que cette présomption et la trahison n'avait pas d'explication psychologique (Dreyfus était bien noté, riche, et il menait une vie rangée) ; le malheureux n'en a pas moins été incarcéré et traduit en conseil de guerre après une enquête d'une légèreté et d'une partialité qu'explique seul un jugement préconçu. Par surcroît, on apprendra plus tard qu'un dossier secret a été communiqué aux juges sans que le défenseur de l'accusé en ait eu connaissance...
« Cependant, les fuites ont continué à l'état-major après l'arrestation de Dreyfus, et le commandant Picquart, chef du service de renseignements à partir de juillet 1895, prend connaissance d'un projet de « petit bleu » (on appelle ainsi les cartes pneumatiques) de l'attaché militaire allemand au commandant français (d'origine hongroise) Esterhazy, individu taré, qui n'éprouve pour son pays (d'adoption) que haine et mépris. Mais un officier du service de renseignements, le Commandant Henry, ajoute au dossier Dreyfus.. - nous le verrons - une pièce fausse qui serait accablante pour l'officier juif si elle était authentique ; en outre, il efface, puis récrit le nom d'Esterhazy sur le petit bleu pour faire croire que la pièce a été truquée. Et Picquart tombe en disgrâce en novembre 1896. » (74)
On ne comprend que trop la disgrâce du chef du service de renseignements : il avait montré un zèle excessif à dissiper des ténèbres soigneusement accumulées.
Le plus sûr des témoignages s'en trouve dans les « Carnets de Schwartzkoppen », édités après sa mort, en 1930. C'était bien d'Esterhazy, et non de Dreyfus, que l'auteur, alors qu'il était premier attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne à Paris, avait reçu des pièces secrètes de la Défense nationale française.
« Déjà quelque temps auparavant, en juillet, Picquart estima que le moment était venu d'avertir par lettre le chef d'état-major, qui était à Vichy, de ses soupçons contre Esterhazy. Le premier entretien eut lieu le 5 août 1896. Le général de Boisdeffre approuva tout ce que Picquart avait jusque-là fait dans cette affaire, et lui accorda l'autorisation de poursuivre ses « recherches.
« Le ministre de la Guerre, général Billot, fut également, dès le mois d'août, informé des soupçons de Picquart ; il approuva, lui aussi, les mesures prises par Picquart. Esterhazy, congédié par moi, avait essayé, en utilisant ses relations avec le député Jules «Roche de se faire détacher au ministère de la Guerre probablement pour pouvoir de cette façon renouer ses rapports avec moi, et il avait écrit plusieurs lettres aussi bien au ministre de la Guerre . qu'à son aide de camp. Une de ses lettres fut remise à Picquart qui, ainsi en possession de son écriture, constata, pour la première fois, qu'elle était la même que celle, du bordereau 1 Il montra à Du Paty et à Bertillon une photographie de cette lettre, sans leur .4 dire, naturellement, par qui la lettre avait été écrite... Bertillon dit : « Ah, c'est l'écriture du bordereau ! (75), « Sentant s'ébranler la conviction qu'il avait dans la, culpabilité de Dreyfus, Picquart résolut de voir le « petit dossier » qui avait été communiqué aux seuls juges. L'archiviste Gribelin le lui remit. C'était le soir. Resté seul dans son bureau, Picquart ouvrit l'enveloppe d'Henry, non scellée, sur laquelle se trouvait le paraphe d'Henry. au crayon bleu... Grande fut sa stupeur quand il constata le néant de ces pauvres « pièces dont aucune ne pouvait s'appliquer à Dreyfus. Pour la première fois, il comprit que le condamné 1. de l'île du Diable était innocent. Dès le lendemain, Picquart rédigea une note par laquelle il exposait toutes. les charges qui pesaient sur Esterhazy et la remit au général de Boisdeffre en lui faisant part de sa découverte. Arrivé au dossier secret, le général sursauta en s'écriant : « Pourquoi n'a-t-il pas été brûlé comme il avait été convenu ? » (76).
Von Schwartzkoppen écrit plus loin
« Ma situation devint extrêmement pénible. La question se dressait devant moi si je ne devais pas proclamer la vérité tout entière, afin de disculper l'horrible erreur et amener ainsi la libération de l'innocent condamné. Si j'avais pu agir comme je « l'aurais voulu, j'aurais certainement fait cela ! Examinant les choses de plus près, j'en vins cependant à la décision de ne pas me mêler de cette affaire, car, dans les conditions données, on ne m'aurait tout de même pas cru ; en outre, des considérations diplomatiques s'opposaient à une action pareille. La considération que le gouvernement français était. désormais en état de prendre lui-même les mesures nécessaires pour faire la lumière et réparer l'injustice commise, me raffermit également dans, ma décision. » (77)
« On voit naître la tactique qui sera celle de l'état-major », note M. Adrien Dansette :
« Si Esterhazy est coupable, les officiers qui ont provoqué la condamnation illégale de Dreyfus et d'abord le général Mercier, ministre de la Guerre à l'époque, le sont aussi. L'intérêt de l'armée exige le sacrifice de Dreyfus ; il ne faut pas toucher à la sentence de 1894 ».
On demeure stupéfait aujourd'hui à là pensée qu'un pareil argument ait pu être invoqué pour justifier, si l'on ose s'exprimer ainsi, une condamnation inique. Il en fut ainsi cependant tout au long de l'Affaire,qui ne faisait que commencer. Certes, on se trouvait alors en pleine fièvre antisémite. Les violentes diatribes d'Edouard Drumont, dans la « Libre Parole », désignaient chaque jour les enfants d'Israël. comme des agents de corruption et de dissolution nationales. Le préjugé défavorable ainsi créé inclinait une bonne, partie de l'opinion à croire, « a priori », à la culpabilité, de Dreyfus. Mais, plus tard, quand l'innocence de l'accusé apparut évidente, l'argument monstrueux, de l'« infaillibilité » du tribunal militaire, n'en fut pas moins soutenu, et désormais avec le plus parfait cynisme.
Est-ce à dire que l'Esprit-Saint inspirait ces juges en uniforme, qui en aucun cas ne pouvaient se tromper ? On serait tenté de croire, en effet, à cette intervention céleste - si semblable à celle qui garantit l'infaillibilité papale - quand on lit au sujet du Père du Lac, de la Compagnie des Jésuites dont il sera beaucoup parlé à propos de l'Affaire :
« Il a dirigé le collège de la rue des Postes où les Jésuites préparent les candidats aux grandes Ecoles. C'est un homme fort intelligent, de relations très étendues. Il a converti Drumont, il confesse de Mun et de Boisdeffre, chef d'état-major de l'Armée, qu'il voit tous les jours ». (79)
L'abbé Brugerette rapporte, lui aussi, ces mêmes faits allégués par Joseph Reinach »
« N'est-ce pas lui, le Père du Lac, qui a converti Drumont, qui l'a engagé à écrire « La France Juive », qui lui a fourni des fonds pour créer la « Libre Parole 7, ? Est-ce que le général de Boisdeffre ne voit pas, tous les jours, le fameux Jésuite ? Le chef de l'Etat-Major ne prend pas une mesure sans avoir d'abord consulté son directeur » (80).
Là-bas, à Ille du Diable, qui mérite si bien son nom, sous le climat meurtrier de Cayenne, la victime de t'atroce machination était soumise à un régime exceptionnellement cruel, la presse antisémite ayant répandu le bruit qu'il avait tenté de s'évader. Le ministre des Colonies, André Lebon, donna des ordres en conséquence.
« Ce fut le dimanche matin, 6 septembre, que le gardien chef Lebar prévint son prisonnier qu'il ne pourra plus se promener dans la partie de l'île qui lui avait été réservée jusque-là et qu'il ne pourra circuler qu'autour de sa case. Le soir, il lui annonça qu'il serait mis aux fers pour la nuit. Au pied de sa couchette, formée de trois planches, était rivée une tige de fer en forme de broche avec, au milieu, deux manilles en fer (double boucle) destinés à encercler les pieds du condamné. Ce supplice, par les puits torrides, était particulièrement douloureux ».
« Au lever du jour, les surveillants détachèrent le prisonnier qui, en se levant, flageola sur ses jambes. Défense lui fut faite de sortir de sa case, dans laquelle il devait rester désormais jour et nuit. Le soir, il fut remis aux fers et il en fut ainsi pendant quarante nuits. A la longue, ses chevilles étaient en sang, il fallait les panser ; ses gardiens, émus, lui enveloppèrent en cachette ses pieds avant de les mettre aux fers » (81).
Cependant, le condamné ne cessait pas de proclamer son innocence, à sa femme il écrivait :
« Il se trouvera bien dans ce beau pays de France, si généreux, un homme honnête et assez courageux pour chercher et découvrir la vérité » (82).
En fait, la vérité ne faisait plus de doute. Ce qui manquait, c'était la volonté de la faire éclater. L'Abbé Brugerette lui-même en témoigne :
« En vain les présomptions d'innocence du détenu de l'île du Diable se multiplient, en vain M. de Bülow, par ses déclarations au Reichstag et par celles qu'il charge M. de Munster, son ambassadeur, de transmettre au gouvernement français, affirme-t-il l'innocence de Dreyfus, que proclame à son tour l'empereur Guillaume et que confirme le rappel à Berlin de Schwartzkoppen (l'attaché militaire allemand) dès que Esterhazy fut accusé par Mathieu Dreyfus (frère du condamné>.; L'Etat-Major reste opposé à toute révision du procès... On s'applique à couvrir Esterhazy. On lui communique des pièces secrètes pour sa défense, on refuse même de faire comparer son écriture à celle du bordereau...
« Ainsi couvert, le bandit Esterhazy pousse l'audace jusqu'à demander sa comparution devant un Conseil de guerre. Il y est. acquitté à l'unanimité, le 17 janvier 1898 après une délibération qui avait duré trois minutes » (83)
Notons que, quelques mois plus tard, le colonel Henry ayant été convaincu de faux, Esterhazy s'enfuira en Angleterre et :Finira par avouer qu'il était bien l'auteur du fameux bordereau attribué à Dreyfus.
Nous ne pouvons développer ici toutes les péripéties de ce drame, les faux ajoutés aux faux pour tenter de masquer une vérité désormais éclatante, la démission du chef de l'état-major, les chutes de ministères,. le suicide d'Henry, détenu au Mont Valérien, qui se coupa la gorge, signant ainsi de son sang l'aveu de sa culpabilité.
Il y eut aussi, en décembre 1898, cette note officieuse publiée par la presse allemande : « Us déclarations du gouvernement impérial ont établi qu'aucune personnalité, allemande, haute ou infime, n'a entretenu des rapports quelconques avec Dreyfus. On ne peut donc voir, du côté allemand, aucun inconvénient à la publication intégrale du dossier secret (84).
Enfin, l'inévitable révision est décidée par la Haute Cour. Dreyfus est renvoyé devant le conseil de guerre de Rennes, le 3 juin 1899. Mais c'est pour lui un nouveau calvaire qui commence. « Il ne peut supposer qu'il va rencontrer des haines plus atroces qu'à son départ et que ses anciens chefs, conjurés pour lui faire reprendre la route de l'île du Diable, n'auront aucune pitié pour ce malheureux entre les malheureux, pour ce pauvre être qui croit avoir touché le fond de la souffrance » (85).
« Aussi bien, écrit l'abbé Brugerette, le conseil de guerre de Rennes ne fera-t-il qu'ajouter une nouvelle iniquité à l'iniquité du procès de 1894. L'illégalité de ce procès, la culpabilité d'Esterhazy, les manoeuvres criminelles d'Henry apparaîtront dans une lumière crue au cours des vingt-neuf audiences du procès de Rennes. Mais le conseil de guerre... jugera Dreyfus sur d'autres faits d'espionnage qui n'ont donné lieu à aucun rapport, à aucun acte d'accusation. On lui attribuera toutes les fuites antérieures à son arrestation, on fera état contre lui des documents qui ne le concernent en aucune manière... Enfin, contrairement à toutes nos traditions judiciaires, on exigera de Dreyfus qu'il établisse lui-même qu'il n'a pas livré telle pièce, tel document, comme si ce n'était plus le rôle de l'accusation de prouver le délit » (86).
La partialité des accusateurs (le Dreyfus était si évidente qu'elle soulevait l'indignation de l'opinion publique à l'étranger. En Allemagne, l'officieuse « Gazette de Cologne », publiait, les 16 et 29 août, en plein procès, deux articles dans lesquels on relève cette phrase : « Si, après les déclarations du gouvernement allemand et les débats de la Cour de Cassation, quelqu'un croit encore à la culpabilité de Dreyfus, on ne peut que lui répondre : c'est un homme qui souffre d'une maladie cérébrale ou qui veut consciemment faire condamner un innocent» (87).
Mais la haine, la sottise, le fanatisme ne désarmaient pas pour autant.
On ne manqua même pas d'user de nouveaux faux pour remplacer les anciens, qui avaient perdu tout crédit. En bref, une bouffonnerie sinistre. Elle aboutit, pour Dreyfus, à une condamnation à dix ans de détention, avec circonstances atténuantes !
« Ce misérable jugement provoqua dans le monde entier une stupeur indignée. La France méprisée, qui aurait pu rêver cette affreuse douleur?» (88) s'écria Clémenceau à la lecture des journaux anglais et allemands. Li grâce s'imposait. Dreyfus l'accepta pour « continuer, dit-il, à poursuivre la réparation de l'effroyable erreur militaire dont il était la victime ». Pour cette réparation, il ne fallait plus compter sur la justice des Conseils de guerre. On avait vu cette justice à l'oeuvre. La réparation vint, une fois de plus, de la Cour de Cassation qui, après de minutieuses enquêtes et de longs débats, annula sans renvoi le verdict de Rennes. Et quelques jours plus tard, la Chambre et Ie Sénat, par un vote solennel, réintégraient Dreyfus dans l'armée : Dreyfus, décoré de la Légion d'honneur et réhabilité publiquement ». (89)
Cette réparation tardive, si péniblement obtenue, était due à des hommes « honnêtes et courageux », tels qu'avait souhaité en voir surgir pour sa défense l'innocent de l'île du Diable. Leur nombre n'avait cessé de grandir à mesure que la vérité se faisait jour. Après l'acquittement éclair du traître Esterhazy, par un Conseil de guerre, en janvier 1898, Emile Zola publiait dans l'«Aurore», journal de Clémenceau, sa fameuse lettre ouverte « J'accuse ». Il écrivait : J'accuse le premier Conseil de guerre d'avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second Conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable ».
C'était, en résumé, toute l'Affaire.
Mais les « chevaliers de l'éteignoir » veillaient à étouffer tout ce qui eût pu éclairer le public. Une interpellation du député catholique de Mun fit traduire Zola devant la Cour d'assises de la Seine, et le courageux écrivain finit condamné à un an de prison, le maximum de la peine, à l'issue d'un procès inique.
L'opinion avait été si bien trompée par les clameurs des clérico-nationalistes que les élections de mai 1898 leur furent favorables.
Cependant, la révélation publique des faux, la démission du chef de l'état-major, l'évidence de la partialité criminelle des juges ouvraient de plus en plus les yeux de ceux qui recherchaient sincèrement la vérité. Mais ceux-là se recrutaient presque exclusivement parmi les protestants, les israélites et les laïques.
« En France, il n'est que de rares catholiques, parmi lesquels on trouve peu de noms marquants, pour prendre une position dreyfusarde... Mais l'action de cette poignée d'isolés a peu de retentissement. Autour d'elle s'établit la conspiration du silence... » (90).
En revanche, comme l'écrit l'abbé Brugerette
« La plupart des prêtres et des évêques restent convaincus que Dreyfus est coupable... » Georges Sorel déclare aussi : « Tandis que l'affaire Dreyfus jetait la division dans tous les groupements sociaux, le monde catholique marcha avec un ensemble presque absolu contre la révision ». Péguy, lui-même, reconnaît que « toutes les forces politiques de l'Eglise ont toujours été contre le dreyfusisme ».
Faut-il rappeler les listes de souscription ouvertes par la « Libre Parole » et « La Croix », en faveur de la veuve du faussaire Henry suicidé ? Les noms des prêtres souscripteurs s'y accompagnent de « commentaires assez peu évangéliques », comme le dit M. Adrien Dansette qui cite les suivants :
« Un abbé Cros demande une descente de lit en peau de youpin, afin de la piétiner matin et soir ; un jeune vicaire voudrait du talon écraser le nez de Reinach ; trois curés rêvent d'appliquer leurs trente doigts sur la figure immonde du juif Reinach » (91).
Encore, le clergé séculier, en son ensemble, conserve-t-il quelque réserve. Dans les Congrégations, on est beaucoup plus virulent :
« Le 15 juillet 1898, à la distribution des prix du collège d'Arcueil que présidait le généralissime Jamont (vice-président du Conseil supérieur de la guerre), le Père Didon, recteur de l'Ecole Albert-le-Grand, prononça un discours véhément dans lequel il invoquait la force contre des hommes dont le crime avait été la dénonciation courageuse d'une erreur militaire...
«. Faut-il, disait ce moine éloquent, faut-il laisser aux mauvais libre carrière ? Non certes ! L'ennemi, c'est l'intellectualisme qui fait profession de dédaigner la force, le civil qui veut subordonner le militaire. Lorsque la persuasion a échoué, lorsque l'amour (!) a été impuissant, il faut brandir le glaive, terroriser, couper les têtes, sévir, frapper... ».
« Ce discours parut un défi jeté à la face de tous les partisans du malheureux condamné» (92).
Mais combien n'en a-t-on pas entendus depuis lors, de ces appels aux répressions sanglantes, émanant de doux religieux, notamment au temps de l'occupation allemande ! Quant au cri de haine contre l'intellectualisme, on en trouve un parfait écho dans la déclaration d'un général franquiste : « Quand on parle d'intelligence, je sors mon revolver ».
Ecraser la pensée par la force, c'est un principe sur lequel l'Eglise romaine n'a jamais varié.
L'abbé Brugerette s'étonne pourtant que rien n'ait pu ébranler la foi du clergé dans la culpabilité de Dreyfus :
« Un grand événement dramatique survenant comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu et projetant une lumière crue sur l'officine de faux qui fonctionne à l'état-major, va sans doute ouvrir les yeux les plus fermés à la recherche de la vérité. Nous voulons parler de la découverte du faux fabriqué par Henry...
«. L'heure n'avait-elle pas sonné pour le clergé français et les catholiques de répudier une erreur qui avait trop longtemps duré... Prêtres et fidèles pouvaient alors aller en masse, comme les ouvriers évangéliques de la onzième heure, grossir les rangs des défenseurs de la justice et de la vérité... Mais les faits les plus évidents n'éclairent pas toujours de leur lumière des esprits dominés par certains préjugés, parce que les préjugés résistent à l'examen et sont de leur nature réfractaires à l'évidence » (93).
Quels efforts ne déployait-on pas, du reste, pour maintenir les catholiques dans l'erreur !
« Pouvaient-ils se douter qu'ils étaient honteusement trompés par une presse obstinée à laisser sous le boisseau toutes les preuves d'innocence, tous les témoignages favorables au condamné de l'île du Diable, comme aussi résolue à entraver par tous les moyens le cours normal de la Justice ? (94).
Au premier rang de cette presse, il y avait « La Libre Parole » créée comme on l'a vu grâce aux bons soins du Père Jésuite du Lac, et « La Croix », du Père Assomptionniste Bailly. L'Ordre de l'Assomption n'étant qu'une filiale camouflée de la Compagnie des Jésuites, c'est donc à celle-ci qu'il faut attribuer le lancement et la poursuite de la campagne antidreyfusiste.
Un témoin peut suspect, le Père Lecanuet. l'écrit en toutes lettres : « Ce sont les Congrégations, les Jésuites spécialement, que dénoncent les historiens de l'Affaire. Et il faut reconnaître cette fois que les Jésuites ont tiré Jus premiers avec une témérité bien inconsidérée » (95).
« Les journaux catholiques de province, comme le « Nouvelliste » de Lyon, d'une si abondante information et d'une si large diffusion, entreront presque tous dans cette machination ténébreuse, contre la vérité et la justice. Il semblait qu'un mot d'ordre fût donné pour empêcher la lumière de monter et rendre impossible le réveil des consciences » (96).
En vérité, il faudrait un singulier aveuglement pour ne pas discerner derrière la fureur déployée par les « Croix », à Paris et en Province, le « mot d'ordre » dont parle l'abbé Brugerette. Et il serait non moins naïf d'en méconnaître l'origine (96 bis).
Ecoutons encore M. Adrien Dansette
« C'est l'Ordre des Assomptionnistes tout entier et l'Eglise avec lui, que compromet la campagne de « La Croix... Le Père Bailly se vante d'avoir été approuvé par le Saint-Père » (97).
En effet, comment douter de cette approbation ? Les Jésuites, auxquels les Assomptionnistes servent de prête-nom, ne sont-ils pas, depuis la fondation de l'Ordre, les instruments politiques dit pape ? On ne peut que sourire de la légende habilement répandue - et dont les historiens apologistes se font les échos - selon laquelle Léon XIII aurait « conseillé la modération » au directeur de « La Croix ». Le truc est classique sans doute, mais il n'a pas perdu toute efficacité. Ne trouve-t-on pas, aujourd'hui encore, de bonnes âmes pour croire à une certaine « indépendance » de l'organe officiel du Saint-Siège !
Voyons cependant ce qu'imprimait à Rome même la « Civiltà Cattolica », organe officiel des Jésuites, sous le titre « Il caso Dreyfus » :
« L'émancipation des Juifs a été le corollaire des soi-disant principes de 1789, dont le joug pèse au col de tous les Français... Les Juifs tiennent entre leurs mains la République, qui est moins française qu'hébraïque... Le Juif a été créé par Dieu pour servir d'espion partout où quelque trahison se prépare... Ce n'est pas seulement en France, mais en Allemagne, en Autriche, en Italie que les Juifs doivent être exclus de la nation. Alors, dans la belle harmonie d'autrefois enfin rétablie, les peuples retrouveront leur bonheur perdu » (98).
Nous avons donné dans les chapitres précédents un court aperçu de la « belle harmonie » et du « bonheur » dont jouissaient les peuples, lorsque les fils de Loyola confessaient et inspiraient les rois. Comme on vient de le voir, l' « harmonie » ne régnait pas moins, alors qu'ils confessaient et conseillaient les chefs d'état-major.
Au reste, s'il faut en croire l'abbé Brugerette, le général de Boisdeffre, pénitent du Père jésuite du Lac, connut la même amertume que bien d'autres avant lui, pareillement abusés par ces « directeurs de conscience ». Les aveux du faussaire Henry allaient l'engager à démissionner. « Très honnête homme, il proclamera lui-même qu'il a été « indignement trompé », et ceux qui l'ont connu savent qu'il souffrit atrocement de la « machination » dont il avait été victime » (99).
Et l'abbé Brugerette ajoute qu'il n'eut plus « aucun rapport » avec son ancien confesseur « et refusa même de le revoir au moment de la mort ».
Après ce que l'on vient de lire, publié par le Gésu de Rome, lui-même, dans la « Civiltà Cattolica », il serait superflu d'insister sur la culpabilité de l'Ordre et l'on ne peut qu'acquiescer à ce qu'écrivait alors Joseph Reinach :
« Voyez-vous, ce sont les Jésuites qui ont machiné la ténébreuse affaire. Et Dreyfus n'est pour eux qu'un prétexte. Ce qu'ils veulent, ils l'avouent, c'est étrangler la société laïque, réviser la Révolution française, abolir les dieux étrangers, les dogmes de 1789 ».
La cause est entendue. Mais puisque d'aucuns s'obstinent encore, contre toute évidence, à nourrir cette extravagante illusion d'un désaccord possible entre le pape et son armée secrète, entre les intentions de l'un et les entreprises de l'autre, il est aisé de démontrer l'inanité d'une telle supposition. Le cas du R.P. Bailly est à cet égard d'un enseignement lumineux.
Que lit-on, en effet, dans « La Croix » du 29 mai 1956 ? Rien de moins que ceci :
« Comme nous l'avons annoncé, S. Em. le cardinal Feltin a ordonné la recherche des écrits du Père Bailly, fondateur de notre journal et de la « Maison de la Bonne Presse » Voici le texte de cette ordonnance datée du 15 mai 1956 :
« Nous, Maurice Feltin, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, cardinal-prêtre de la Sainte Eglise Romaine au titre de Sainte-Marie-de-la-Paix, archevêque de Paris.
« Vu le dessein formé par la Congrégation des Augustins de l'Assomption et approuvé par nous, d'introduire à Rome la cause du serviteur de Dieu, Vincent-de-Paul Bailly, fondateur de « La Croix » et de la « Bonne Presse » ;
« Vu les dispositions... ainsi que les instructions du Saint-Siège relatives au procès de béatification et à la recherche des écrits des serviteurs de Dieu. Avons ordonné et ordonnons ce qui suit:
« Toutes les personnes qui ont pu connaître le serviteur de Dieu ou qui sont en mesure de nous révéler une particularité relative à sa vie ou à sa mémoire sont tenues de nous en avertir...
« Toutes les personnes qui ont en leur possession des écrits du serviteur de Dieu devront nous les remettre avant le 30 septembre 1956, qu'il s'agisse d'ouvrages imprimés ou de notes manuscrites, de lettres, de billets, de mémoires... même d'instructions ou d'avis non écrits de sa main, mais dictés par lui...
« Pour tout es ces communications, nous désignons, afin d'en connaître et d'en prendre note exacte, M. le Chanoine Dubois, secrétaire de notre archevêché et promoteur de la foi en la présente cause ». (100)
Voilà un « serviteur de Dieu » en bon chemin de recevoir la juste récompense de ses loyaux services, sous la forme d'une auréole. Et l'on ose dire que, pour ce qui est de ses « écrits » si soigneusement recherchés, le « promoteur de la foi » n'aura que l'embarras du choix. Quant aux « imprimés », la collection de « La Croix », entre 1895 et 1899 notamment, lui en fournira de l'espèce la plus édifiante.
« Leur attitude (des journaux catholiques), celle des « Croix » en particulier, constitue en ce moment pour tous les « esprits droits et éclairés » ce qu'il (M. Paul Violet, catholique, membre de l'Institut) appelle un « scandale sans nom », et celui-ci consiste à soutenir, dans l'affaire Dreyfus, les plus épouvantables erreurs, le parti du mensonge et du crime contre la vérité, le droit et la justice. « La Cour de Rome, ajoute-t-il, le sait, comme toutes les Cours d'Europe ». (101)
Certes la Cour de Rome savait mieux que personne, et pour cause ! On a pu voir, en 1956, qu'elle n'avait rien oublié des pieux exploits du « serviteur de Dieu », puisqu'elle s'apprêtait à le béatifier.
Nul doute non plus que le promoteur de la foi n'inscrive au crédit du futur bienheureux ces fameuses listes de souscriptions en faveur de la veuve du faussaire Henry, dont l'abbé Brugerette nous dit :
« Lorsqu'on revoit aujourd'hui les appels à l'inquisition, à la spoliation des Juifs, au meurtre des défenseurs de Dreyfus qu'accompagnent tant de fantaisies scatologiques, on croirait se retrouver devant les imaginations délirantes d'énergumènes sauvages et grotesques. Telles sont cependant les manifestations que « La Croix » nous présente comme un grand, réconfortant et consolant spectacle » (102).
Tous ces pieux souhaits à l'adresse des Israélites, le Père Bailly n'a pas eu, de son vivant, la joie de les voir réaliser par des « énergumènes sauvages », sous le signe de la croix gammée. Du moins a-t-il pu se délecter, du haut du ciel, de ce « grand, réconfortant et consolant spectacle ». Non pas que l'on manque, là-haut, de divertissements de cette sorte, à en croire les « doctes » et particulièrement saint Thomas d'Aquin, ]'Ange de l'Ecole :
« Pour que les saints jouissent davantage de leur béatitude, et afin que leurs actions de grâces à Dieu soient. plus abondantes, il leur est donné de contempler dans toute son horreur le supplice des impies... Les saints se réjouiront des tourments des impies. (Sancti de poenis impioruni gaudebunt » (103).
En somme, on voit que le Père Bailly, fondateur de « La Croix », avait bien l'étoffe d'un saint. Persécuter l'innocent, maudire ceux qui le défendent, les vouer à l'assassinat, soutenir de toutes ses forces le mensonge et l'iniquité, attiser la discorde et la haine, ce sont de bien sérieux titres de gloire aux yeux de l'Eglise romaine, et l'on comprend qu'elle ait voulu décerner l'auréole à l'auteur de ces oeuvres pies.
Une question se pose cependant : le « serviteur de Dieu » était-il aussi thaumaturge ? Car on sait que pour mériter une pareille promotion, il faut encore avoir fait des miracles bien et dûment contrôlés.
Quels furent les miracles opérés par le directeur fondateur de « La Croix » ? Est-ce d'avoir transmué, aux yeux de ses lecteurs, le noir en blanc, le blanc en noir ? D'avoir fait du mensonge la vérité, de la vérité le mensonge ? Sans doute, mais n'est-il pas plus miraculeux encore d'avoir pu persuader aux membres de l'état-major (et ensuite au public), qu'ayant commis une erreur initiale, et celle-ci une fois dévoilée, il était de leur « honneur » de nier l'évidence, transformant ainsi l'erreur en forfaiture ?
« Errare humanum est, perseverare diabolicum ». Le « serviteur de Dieu » ne faisait pas grand cas de cet adage. Loin de s'en inspirer, il l'avait renfoncé au plus profond de sa soutane. Tant il est vrai que le « mea culpa » est bon pour les simples fidèles, mais non pour les ecclésiastiques, ni - on vient de le voir - pour les chefs militaires qui ont des confesseurs jésuites.
Le résultat - cherché, - ce fut l'exaltation des passions partisanes, la division mise entre les Français.
C'est ce que constate l'éminent historien, Pierre Gaxotte :
« L'affaire Dreyfus fut le tournant décisif... Jugée « par des officiers, elle mit en cause l'institution militaire... L'affaire grandit, devint conflit politique, « divisa les familles, coupa la France en deux. Elle eut les effets d'une guerre de religion... Elle suscita la « haine contre le corps d'officiers... Elle donna l'envol « à l'antimilitarisme ». (104)
Quand on songe à l'Europe de cette époque, à l'Allemagne surarmée, entourée de ses deux alliées, quand on se remémore quelle fut la responsabilité du Vatican dans le déclenchement du conflit en 1914, on ne peut croire que cet affaiblissement de notre potentiel militaire n'ait pas été prémédité.
Comment ne pas remarquer, en effet, que l'affaire Dreyfus éclata en 1894, c'est-à-dire l'année de l'alliance franco-russe ? Les porte-parole du Vatican ne tarissaient pas alors sur le scandale que constituait à leurs yeux cet accord avec une puissance « schismatique ». De nos jours encore, un « prélat de Sa Sainteté », Mgr. Cristiani ose écrire :
« Par une politique étrangement aveugle et inconsidérée, notre pays semblait prendre plaisir à « provoquer chez sa redoutable voisine (l'Allemagne) « des appétits belliqueux... En effet l'alliance franco-russe paraissait menacer l'Allemagne d'encerclement. » (105)
Pour le digne prélat, la Triplice (Allemagne, Italie, Autriche-Hongrie) ne menaçait personne et la France eut grand tort de ne pas rester isolée devant un pareil bloc. A trois contre un, le « coup » eut été plus facile et notre Saint-Père le pape n'aurait pas eu à déplorer, en 1918, la défaite de ses champions.