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LES JESUITES DANS LA SOCIETE EUROPEENNE

 

 


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1 L'ENSEIGNEMENT DES JESUITES

Comme l'écrit le R.P. Charmot, s.j. « ... la méthode pédagogique de la Compagnie consiste tout d'abord à envelopper les élèves d'un grand réseau de prières ... »

Plus loin, il cite le Père jésuite Tacchini :

« Que le Saint-Esprit les remplisse ainsi que de purs albâtres de ses aromates ; qu'il les pénètre tellement que d'âge en âge ils respirent de plus en plus la suavité céleste et le parfum du Christ ! »

 

Le père Gandier se voit mis à contribution, lui aussi : « N'oublions pas que l'éducation, telle que l'entend la Compagnie, est le ministère qui semble se rapprocher le plus de celui des anges »(1).

 

Plus loin le Père Charmot dit encore

« Qu'on ne s'inquiète donc pas de savoir où etcomment se fait l'insertion de la mystique dans l'éducation !... Elle se fait non par système, par technique artificielle, mais par infiltration, par endosmose. L'âme des enfants en est imprégnée à cause de leur familiarité de vie avec les maîtres qui en sont comme saturés ».(2)

 

Voici quel est, d'après le même auteur, « le but du professeur jésuite»: « Il vise à former, par son enseignement, non une élite intellectuelle qui, par ailleurs, serait chrétienne, mais des chrétiens d'élite ».(3)

Nous sommes donc par ces quelques citations, suffisamment instruits du principal objet que se proposent ces éducateurs. Voyons maintenant comment ils travaillent à former cette élite chrétienne, de quelle sorte de mystique ils opèrent l'« insertion » (ou l'inoculation), l'« infiltration », l' «endosmose », chez les enfants soumis à leur système éducatif.

 

Au tout premier rang - c'est une caractéristique de l'ordre - on trouve la mariologie..

« Loyola s'était fait le chevalier servant de la Vierge. Le culte de Marie formait le fond de ses dévotions religieuses et fut légué par lui à son Ordre. Ce culte fut développé au point que l'on a prétendu souvent et non sans raison qu'il était la vraie religion des Jésuites ».(4)

 

Cela n'a pas été écrit par un protestant, mais par J. Huber, professeur de théologie catholique.

Loyola lui-même était convaincu qu'il avait rédigé ses « Exercices » sous l'inspiration de la Vierge. Un Jésuite avait eu la vision de Marie couvrant la Société de son manteau, en signe de sa protection spéciale. Un autre, Rodrigue de Gois, fut tellement transporté à la vue de son inexprimable beauté, qu'on le vit planant dans les airs. Un novice de l'Ordre, qui mourut à Rome en 1581, fut soutenu par la Vierge dans sa lutte contre les tentations du diable ; pour le fortifier, elle lui donnait à goûter de temps en temps le sang de son fils et « la douceur de ses propres seins ».(5)

 

La doctrine de Duns Scot sur la Conception Immaculée fut adoptée avec enthousiasme par l'Ordre, qui réussit à la faire ériger en dogme par Pie IX en 1854.

« Erasme nous a fait la peinture satirique du culte de Marie de son temps. Au quatrième siècle on avait inventé la fable de la maison de Lorette, apportée par les anges des terres lointaines de la Palestine : les Jésuites accueillirent et défendirent la légende. Canisius alla même jusqu'à produire des lettres de Marie. C'est à l'Ordre de Jésus que l'on doit d'avoir vu de grandes richesses affluer à Lorette (comme à Lourdes, Fatima, etc ... ).

Les Jésuites produisirent toutes espèces de reliques de la Mère de Dieu. Lorsqu'ils firent leur entrée à l'église Saint-Michel de Munich, ils offriraient à la vénération des fidèles des morceaux du voile de Marie, plusieurs touffes de ses cheveux et des morceaux de son peigne ; ils instituèrent un culte spécial consacré à ces objets... »

 

« Ce culte dégénéra en manifestations licencieuses et sensuelles, par exemple dans les cantiques dédiés par le Père Jacques Pontanus à la Vierge. Le poète ne connaît rien de plus beau que les seins de Marie, rien de plus doux que son lait, rien de plus excellent que son bas-ventre »(6)

On pourrait multiplier à l'infini de telles citations.

 

Ignace avait voulu que ses disciples eussent une piété « sensible », ou même sensuelle, comme la sienne. On voit qu'ils n'y manquèrent pas. Aussi, ne faut-il pas s'étonner qu'ils aient si bien réussi auprès des Guaranis, auxquels ce fétichisme érotique devait parfaitement convenir. Mais les Pères ont toujours pensé qu'il convenait aussi bien aux « visages pâles ». Dans le profond mépris de la personne, qui est le fond de leur doctrine, l'Européen ou le Peau-Rouge c'est tout un. Il s'agit de les maintenir, l'un et l'autre, dans un pareil infantilisme.

 

On les voit donc travailler sans relâche à la propagation de cet esprit et de ces pratiques idolâtres, et par l'ascendant qu'ils exercent sur le Saint-Siège, qui ne saurait se passer d'eux, ils les imposent dans l'Eglise romaine, contre toutes les résistances, celles-ci de plus en plus faibles, d'ailleurs.

 

Le Père Barri a écrit un ouvrage intitulé : « Le Paradis ouvert à Philagie par cent dévotions à la Mère de Dieu ». Il y développe cette idée que la façon d'entrer au paradis importe peu : l'essentiel c'est d'y entrer. Il énumère une série d'exercices de piété extérieurs consacrés à Marie et qui ouvrent les portes du ciel. Ces exercices consistent, entre autres, à donner à Marie le salut du matin et le salut du soir ; à charger fréquemment les anges de saluer Marie ; à lui exprimer le désir de lui élever plus d'églises que n'en ont bâti tous les monarques ensemble ; à porter nuit et jour un rosaire sous forme de bracelet, ou l'image de Marie, etc...

Ces pratiques suffisent à nous assurer le salut, et si le diable, à l'heure de notre mort, élevait des prétentions sur notre âme, on se bornerait à lui faire observer que Marie répond de nous et qu'il aurait à s'arranger avec elle ».(7):

Le Père Pemble, dans sa « Pietas quotidiana erga S.D. Mariam », fait les recommandations suivantes :

« Se donner des soufflets ou se flageller, et faire offrir les coups en sacrifice à Dieu, par Marie ; inscrire avec le couteau le saint nom de Marie sur la poitrine ; se couvrir honnêtement la nuit afin que les chastes regards de Marie ne soient pas offensés ; dire à la Vierge que vous seriez disposé à lui offrir votre « place au ciel, si elle n'avait pas la sienne ; souhaiter de n'être pas né oui d'aller en enfer au cas où Marie ne serait pas née ; ne pas manger de pomme, parce que Marie est restée préservée de la faute d'en « goûter »(8).

 

Cela était écrit en 1764, mais il suffit de parcourir les innombrables ouvrages similaires édités aujourd'hui, ou seulement la presse catholique, pour constater que, depuis deux cents ans, cette extravagante idolâtrie n'a fait que croître et embellir. Le défunt pape Pie XII fut un distingué mariolâtre. Sous sa baguette une grande partie de l'Eglise romaine s'empressa de faire chorus.

 

Au surplus, les fils de Loyola, toujours soucieux de se conformer au goût du siècle, s'efforcent aujourd'hui d'accommoder ces puérilités médiévales à la sauce pédante. Ainsi peut-on feuilleter tel ou tel traité « mariologique », publié par quelque bon Père sous la haute caution du Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.).

 

Ajoutons à cela les scapulaires de couleurs diverses, avec leurs vertus adéquates, le culte des saints, des images, des reliques, l'apologie des « miracles », l'adoration du Sacré-Coeur, et l'on aura quelque idée de la « mystique » dont « l'âme des enfants est imprégnée », an contact de leurs maîtres « qui en sont comme saturés » -- ainsi que l'écrit le R. P. Charmot en 1943.

Ce n'est pas autrement que l'on forme des « chrétiens d'élite ».

 

Cependant, pour lutter avec avantage contre les Universités, les collèges de Jésuites furent bien contraints de développer l'enseignement des matières profanes et de donner satisfaction à la soif de savoir éveillée par la Renaissance. On sait qu'ils s'y appliquèrent avec bonheur, non sans prendre toutes les précautions nécessaires pour que ce savoir ne tournât pas contre le but même de leur enseignement : le maintien des esprits dans l'obéissance envers l'Eglise.

 

De là, ce « grand réseau de prières » dont leurs élèves sont tout d'abord « enveloppés ». Mais il serait insuffisant si la culture qu'on leur départit n'était soigneusement expurgée de tout esprit hétérodoxe. Ainsi, le grec et le latin, ce dernier surtout fort en honneur dans ces collèges, seront bien cultivés pour leur valeur littéraire, mais on n'exposera quelque peu la pensée antique qu'afin d'établir la prétendue supériorité de la philosophie scolastique. Ces « humanistes », que l'on se propose de former, sauront composer des discours et des vers latins, mais ils n'auront pour maître à penser que saint Thomas d'Aquin, un moine du XIIIe siècle !

 

Ecoutons la « Ratio Studiorum », traité fondamental de la pédagogie des Jésuites, citée par le R.P. Charmot :

« On prendra soin d'écarter les sujets profanes et « qui ne favorisent pas les bonnes moeurs ou la piété. « on composera des poésies ; mais que nos poètes soient chrétiens et ne suivent pas les païens dans «l'invocation des Muses, des Oréades, des Néréïdes, de Calliope, d'Apollon, etc.... ou autres dieux et déesses. Bien plus, qu'on ne les nomme pas, si ce n'est pour s'en moquer, puisqu'en fin de compte ce sont des démons... »(9).

Il va de soi que les sciences - surtout les sciences naturelles - seront pareillement « interprétées ».

Au reste, le R.P. Charmot ne nous le cache pas quand il dit, en 1943, du professeur jésuite :

«Il enseigne les sciences non pour elles-mêmes « mais seulement en vue de procurer la plus grande « gloire de Dieu. C'est la règle posée par saint Ignace « dans ses Constitutions »(10).

Et encore :

« Par culture intégrale, nous n'entendons pas l'enseignement de toute matière et de toute science, mais un enseignement littéraire et scientifique qui ne soit pas purement profane, imperméable aux lumières de la Révélation ».(11)

 

L'instruction dispensée par les Jésuites devait donc être fatalement plus brillante que profonde, « formaliste », comme on l'a dit souvent. « Ils ne croyaient pas à la liberté, ce fut là leur malheur dans le domaine de l'enseignement » écrit H. Boehmer.

 

« La vérité est que les mérites relatifs de l'enseignement des Jésuites devaient diminuer à mesure que la science, les méthodes d'éducation et d'instruction faisaient des progrès et se développaient sur la base d'une idée plus large et plus profonde de l'Humanité. Buckle l'a dit avec raison : « Plus la civilisation avançait, plus les Jésuites perdaient du terrain, non pas tant à cause de leur propre décadence que par suite des modifications survenues dans l'esprit de leur entourage... Au seizième siècle les Jésuites étaient en avance, au dix-huitième siècle ils étaient en arrière sur leur temps ».(12)

 

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2 LA MORALE DES JESUITES

 

L'esprit conquérant de leur Société, l'ardent désir d'attirer à eux les consciences et de les retenir sous leur influence exclusive, ne pouvaient qu'induire les Jésuites à se montrer plus accommodants envers les pénitents que les confesseurs appartenant à d'autres Ordres ou au clergé séculier. « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » dit avec raison le proverbe.

Ignace, nous l'avons vu, avait exprimé la même idée en d'autres termes, et ses fils s'en inspirèrent largement

« L'activité inouïe déployée par l'Ordre dans le champ de la théologie morale montre déjà que cette science subtile avait pour lui une beaucoup plus grande importance pratique que les autres sciences ». (13)

 

M. Boehmer, à qui nous empruntons la phrase ci-dessus, rappelle que la confession était chose rare au Moyen Age et que les fidèles n'y recouraient que dans les cas les plus graves. Mais il était dans le caractère dominateur de l'Eglise romaine d'en développer l'usage peu à peu. De fait, au XVIe siècle, on voit la confession devenue un devoir religieux dont il convient de s'acquitter assidûment. Ignace y attache la plus grande importance et recommande à ses disciples d'y amener le plus possible de fidèles.

 

« Les résultats de cette méthode furent extraordinaires. Le confesseur jésuite jouit bientôt en tous lieux d'un crédit égal à celui du professeur jésuite, et le confessionnal put être partout considéré comme le symbole de la puissance et de l'activité de l'Ordre, au même titre que la chaire professorale et la grammaire latine.

« Si nous lisons les Instructions d'Ignace sur la confession et la théologie morale, nous devons reconnaître que l'Ordre s'est montré dès l'origine disposé à traiter le pécheur avec douceur, que dans le cours des temps il s'est montré de plus en plus indulgent, et qu'enfin la douceur a dégénéré en relâchement...

« On comprend aisément pourquoi : cette habile indulgence était une des principales causes des succès des Jésuites comme confesseurs. C'est par là qu'ils se conciliaient l'approbation et la faveur des grands et des puissants de ce monde, qui ont toujours eu plus besoin de la condescendance de leurs confesseurs que la masse des petits pêcheurs.

« On n'avait jamais vu de confesseurs tout-puissants dans les Cours du moyen âge. C'est dans les temps modernes qu'apparaît cette figure caractéristique de la vie des Cours, mais c'est ]'Ordre des Jésuites qui l'a implantée partout ». (14)

 

M. Boehmer écrit plus loin :

« C'est ainsi qu'au XVIIe siècle ces confesseurs, non seulement obtinrent partout une influence politique appréciable, mais même acceptèrent parfois ouvertement des emplois ou des fonctions politiques. C'est alors que le Père Neidhart prit, « comme premier ministre et Grand Inquisiteur », la direction de la politique espagnole ; que le Père Fernandez siégea avec voix délibérative dans le Conseil d'Etat portugais, que le Père La Chaise et son successeur remplirent expressément à la Cour de France les fonctions de ministres des Affaires ecclésiastiques.

« Rappelons-nous en outre le rôle joué par les Pères dans la grande politique, même en dehors du confessionnal : le Père Possevino, comme légat pontifical en Suède, Pologne et Russie ; le Père Petre, comme ministre en Angleterre ; le Père Vota, comme conseiller intime de Jean Sobieski de Pologne, comme « faiseur de rois » en Pologne, comme médiateur lors de l'érection de la Prusse en royaume ; - on devra reconnaître qu'aucun ordre n'a montré autant d'intérêt et de talent pour la politique et n'y a déployé autant d'activité que l'Ordre des Jésuites. » (15)

 

Si l' « indulgence de ces confesseurs envers leurs augustes pénitents avança grandement les intérêts de l'Ordre et de la Curie romaine, il en fut de même en des sphères plus modestes, où les Pères usèrent aussi de cette commode méthode. Avec l'esprit minutieux et même tatillon qu'ils ont hérité de leur fondateur, ils s'appliquèrent à en dégager les règles, à en étudier l'application à tous les cas qui pouvaient se présenter au tribunal de la pénitence. D'où les fameux « casuistes », les Escobar, les Mariana, les Sanchez, les Busenbaum - - la liste en serait longue --- qui, par leurs traités de « théologie morale », ont fait l'universelle réputation de la Compagnie, tant fut grande leur subtilité à tourner, dénaturer les obligations morales les plus évidentes.

 

Voici quelques exemples de ces acrobaties

« La loi divine prescrit : « Tu ne prêteras point de faux serments ». Mais il n'y a faux serment qui si celui « qui jure se sert sciemment de paroles qui nécessairement doivent tromper le juge. L'emploi de termes « équivoques est par conséquent permis, et même, dans « certaines circonstances, l'emploi de la restriction « mentale...

« Si un mari demande à sa femme adultère si elle a brisé le contrat conjugal, elle peut sans hésiter dire « que non, puisque le contrat subsiste toujours. Et une « fois qu'elle aura reçu l'absolution au confessionnal, « elle peut dire : « Je suis sans péché », si en le disant « elle pense à l'absolution.. qui l'a délivrée du poids de son péché. Et si son mari reste incrédule, elle peut le rassurer en l'assurant qu'elle n'a pas commis « d'adultère, si elle ajoute « in petto »... d'adultère que « je sois obligée d'avouer » (16).

 

On imagine que cette théorie devait avoir quelque succès auprès des belles pénitentes.

Au reste, leurs cavaliers étaient aussi bien traités

« La loi de Dieu ordonne : « Tu ne tueras pas ».

« Mais il ne s'ensuit pas que tout homme qui tue pèche « contre ce précepte. Si, par exemple, un seigneur est « menacé de soufflets ou de coups de bâton, il peut « frapper à mort son agresseur. Mais, bien entendu, ce « droit n'existe que pour le noble, non pour le plébéïen. « Car, pour un homme du peuple, un soufflet n'a rien « de déshonorant...

« De même, un serviteur qui aide son maître à séduire une jeune fille ne commet pas un péché « mortel, s'il peut redouter, en cas de refus, des inconvénients graves, ou des mauvais traitements. On peut encore faciliter l'avortement d'une jeune fille enceinte, si sa faute peut être une cause de déshonneur pour elle ou pour un membre du clergé » (17).

 

Quant au Père Benzi, il eut son heure de renommée pour avoir déclaré que c'était « une peccadille de palper les seins d'une nonne », et les Jésuites en reçurent le surnom de « théologiens mamillaires ».

Mais, en ce genre, c'est le fameux casuiste Thomas Sanchez qui mérite de remporter la palme pour son traité « De Matrimonio », où le pieux auteur étudie avec un luxe inouï de détails toutes les variétés du « péché charnel ».

 

Rappelons encore pour mémoire les commodes maximes à usage politique, notamment en ce qui concerne la légitimité de l'assassinat des « tyrans » coupables de tiédeur envers les intérêts sacrés du Saint-Siège et concluons avec H. Boehmer :

« Comme on le voit, il n'est pas difficile de se « préserver des péchés mortels. On n'a qu'à faire usage, « selon les circonstances, des excellents moyens admis « par les Pères : l'équivoque, la restriction mentale, la « théorie raffinée de la direction d'intention, et l'on « pourra sans péché commettre des actes que la foule « ignorante tient pour des crimes, mais dans lesquels même le plus sévère des Pères ne peut trouver un « atome de péché mortel ». (18)

 

Parmi les maximes jésuitiques les plus criminelles, il en est une qui souleva au plus haut point l'indignation publique, et mérite d'être examinée particulièrement, à savoir « qu'il est permis à un religieux de tuer ceux qui sont prêts à médire de lui ou de sa communauté ».

 

Ainsi l'Ordre se reconnaît le droit de supprimer ses adversaires et même ceux de ses membres qui, sortis de son sein, pourraient se montrer trop bavards. Cette perle se trouve dans la Théologie du Père L'Amy.

Mais il est un autre cas, où le principe ci-dessus trouve son application. En effet, le-dit Jésuite n'a-t-il pas eu le cynisme d'écrire :

« Savoir si un religieux cédant à la fragilité abuse « d'une femme, laquelle publie ce qui s'est passé, et « ainsi le déshonore, si ce religieux la peut tuer pour « éviter cette honte » ?

 

Un autre fils de Loyola, cité par « le grand flambeau » Caramuel, estime que cette maxime doit être soutenue et défendue : « de sorte que ce religieux s'en peut servir pour tuer cette femme, et se conserver en honneur ».

Cette théorie monstrueuse a servi à couvrir bien des crimes commis par des ecclésiastiques et fut, bien probablement, en 1956, la raison sinon la cause de la lamentable affaire du curé d'Uruffe (18 bis).

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3 L'ECLIPSE DE LA COMPAGNIE

 

Les succès remportés par la Compagnie de Jésus en Europe et en pays lointains, bien qu'entrecoupés de quelques disgrâces, lui avaient assuré longtemps une situation prépondérante. Mais, comme on l'a très justement noté, le temps ne travaillait pas pour elle. A mesure que les idées évoluaient, que le progrès des sciences tendait à libérer les esprits, les peuples comme les monarques supportaient plus malaisément l'emprise de ces champions de la théocratie.

 

D'autres part, maints abus, nés de la réussite même, minaient intérieurement la Société. Outre la politique, dont elle se mêlait assidûment comme on l'a vu, au préjudice des intérêts nationaux, son activité dévorante n'avait Pas tardé à s'exercer dans le domaine économique.

« On vit les Pères s'occuper beaucoup trop d'affaires qui n'avaient aucun rapport avec la religion, de commerce, de change, devenir liquidateurs de faillites. Le Collège romain, cette institution-type qui aurait dû rester le modèle intellectuel et moral de tout le collège jésuite, faisait fabriquer à Macerata, en énorme quantité, des toiles qu'on offrait à bas prix dans les foires. Les maisons de l'Inde, des Antilles, du Mexique, du Brésil se livrèrent très vite au trafic des produits coloniaux. A la Martinique, un procureur put créer de vastes plantations qu'il fit cultiver par des esclaves nègres ». (19)

 

On touche là au côté mercantile des Missions étrangères, celles d'aujourd'hui comme celles d'hier. L'Eglise romaine n'a jamais dédaigné de tirer un profit temporel de ses conquêtes « spirituelles ». Les Jésuites, en cela, ne différaient pas des autres religieux ; ils les surpassaient seulement. On sait d'ailleurs que, de nos jours, les Pères Blancs comptaient parmi les plus gros propriétaires fonciers de l'Afrique du Nord.

 

Les fils de Loyola, ardents à gagner les âmes des « païens », ne l'étaient pas moins à tirer parti de leurs sueurs.

« Ils ont au Mexique des mines d'argent et des raffineries de sucre, au Paraguay des plantations de thé et de cacao, des fabriques de tapis et des élevage& qui exportent quatre-vingt mille mulets par an ». (20)

L'évangélisation de ces « enfants rouges » était, comme on le voit, d'un bon rapport. Au reste, pour plus de profit, les Pères n'hésitaient pas à frauder le fisc, comme le montre l'histoire bien connue des pseudo-caisses de chocolat débarquées à Cadix, et qui étaient pleines de poudre d'or.

 

L'évêque Palafox, envoyé comme visiteur apostolique par le pape Innocent VIII, lui écrivait en 1647 :

« Tous les biens de l'Amérique du Sud sont entre les mains des Jésuites ».

Les affaires financières ne leur étaient pas moins profitables.

« A Rome, au Gesù même, la caisse de l'Ordre faisait, au nom du gouvernement portugais, des paiements à l'ambassade du Portugal. Lorsque Auguste le Fort s'en alla en Pologne, les Pères de Vienne ouvrirent un crédit sur les Jésuites de Varsovie à ce monarque besogneux. Le Gesù devenu banque !.... En Chine, les Pères prêtaient de l'argent aux marchands et à gros intérêts, à 25, 50 et même 100 pour cent ». (21)

 

L'avidité scandaleuse de l'Ordre, ainsi que sa morale relâchée, ses incessantes intrigues politiques et aussi ses empiétements sur les prérogatives du clergé séculier et régulier, lui avaient suscité partout de mortelles inimitiés. Auprès des classes élevées, il était profondément déconsidéré, et en France, du moins, ses efforts pour maintenir le peuple dans une piété formaliste et superstitieuse cédaient devant l'émancipation inéluctable des esprits.

 

Cependant la prospérité matérielle dont jouissait la Société, les situations acquises dans les Cours et surtout l'appui du Saint-Siège, qui leur semblait inébranlable, entretenaient les Jésuites dans une profonde confiance, à la veille même de leur ruine. N'avaient-ils pas traversé déjà bien des orages, subi une trentaine d'expulsions depuis leur origine jusqu'au milieu du XVIII, siècle ? Chaque fois, ou presque, ils étaient, revenus, au bout d'un temps plus ou moins long, réoccuper les positions perdues.

Cependant, la nouvelle éclipse qui les menaçait allait être à peu près totale, cette fois, et durer plus de quarante ans.

Chose curieuse, le premier assaut contre la puissante Société partit du très catholique Portugal, un de leurs principaux fiefs en Europe. Il est vrai que l'influence anglaise, qui s'exerçait sur ce pays depuis le début du siècle, ne fut sans doute pas étrangère à l'opération.

Un traité de délimitation de frontières en Amérique, conclu entre l'Espagne et le Portugal en 1750, avait cédé à ce dernier un vaste territoire à l'est du fleuve Uruguay, où se trouvaient les « réductions » jésuites. Les Pères, en conséquence, devaient se retirer avec leurs convertis en deçà de la nouvelle frontière, en territoire espagnol. En fait, ils armèrent leurs Guaranis, menèrent une longue guérilla et finalement restèrent maîtres du terrain qui fut rendu à l'Espagne.

 

Le marquis de Pombal, premier ministre du Portugal, 'avait mal digéré l'affront. D'ailleurs, cet ancien élève des Jésuites n'était pas resté marqué de leur « estampille », et s'inspirait plus volontiers des philosophes français et anglais que de ses anciens éducateurs. En 1757, il chassait les confesseurs jésuites de la famille royale et interdisait les prédications des membres de la Société. Après divers démêlés avec celle-ci, il lança dans le publie des pamphlets - dont le « Court exposé sur le royaume des Jésuites au Paraguay », qui eut un grand retentissement --- obtint du pape Benoit XIV une enquête sur leurs agissements, et enfin bannit la Société de tous les territoires de la monarchie.

L'affaire avait fait sensation en Europe et plus particulièrement en France, où, peu après, éclatait la faillite du Père La Valette, « businessman » qui traitait pour la Compagnie, d'énormes affaires de sucre et de café. Le refus par la Compagnie de payer les dettes du Père lui fut fatal. Le Parlement, non content de la condamner au civil, examina ses Constitutions, déclara son établissement illégal en France et condamna vingt-quatre ouvrages de ses principaux auteurs.

 

Enfin, le 6 avril 1762, il rendait un arrêt aux termes duquel il déclarait « ledit Institut inadmissible par sa nature dans tout Etat policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité spirituelle et temporelle et tendant à introduire dans l'Eglise et dans les Etats, sous le voile spécieux d'un Institut religieux, non un Ordre qui aspire véritablement et uniquement à la perfection évangélique, mais plutôt un corps politique dont l'essence consiste en une activité continuelle pour parvenir par toutes sortes de voies indirectes, sourdes ou obliques d'abord à une indépendance absolue et successivement à l'usurpation de toute autorité... »

 

La doctrine des Jésuites était qualifiée en conclusion de « perverse, destructive de tout principe de religion, et même de probité, injurieuse à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, attentatoire aux droits de la nation, à la nature de la puissance royale, à la sûreté même de la personne sacrée des souverains et à l'obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les Etats, à former et à entretenir la plus grande corruption dans le coeur des hommes »

 

Les biens de la Société en France furent confisqués au profit de la Couronne et aucun de ses membres ne put demeurer dans le royaume s'il n'abjurait ses voeux et ne se soumettait par serment au régime général du clergé de France.

 

A Rome, le général des Jésuites, Ricci, obtint du pape Clément XIII une bulle confirmant les privilèges de l'Ordre et proclamant son innocence. Mais il n'était plus temps. Les Bourbons d'Espagne supprimaient tous les établissements de la Société, tant métropolitains que coloniaux. Ainsi prit fin l'Etat jésuite du Paraguay. A leur tour, les gouvernements de Naples, de Parme, et jusqu'au Grand-Maître de Malte, expulsaient de leurs territoires les fils de Loyola. Ceux d'Espagne, au nombre de 6.000, connurent même une étrange aventure, après avoir été jetés en prison :

« Le roi Charles III expédia au pape tous les prisonniers avec une belle lettre où il disait qu'il les mettait « sous la direction immédiate et sage de Votre Sainteté ». Mais lorsque les malheureux voulurent débarquer à Civita-Vecchia, ils furent reçus à coups de canon, sur la demande de leur propre général qui ne pouvait 1 déjà pas nourrir les Jésuites portugais. A peine si l'on parvint à leur procurer un misérable asile en Corse ». (22)

« Clément XIII, élu le 6 juillet 1758, avait longtemps résisté aux pressantes instances des différentes nations, demandant la suppression des Jésuites. Il allait enfin céder, et déjà « il avait indiqué,, pour le 3 février 1769, un consistoire dans lequel il devait annoncer aux cardinaux la résolution où il était de satisfaire aux désirs de ces Cours ; mais la nuit qui précéda le jour indiqué, comme il se mettait au lit, il se trouva mal subitement et s'écria : « JE ME MEURS... » C'est qu'il est fort dangereux de s'attaquer aux Jésuites ! » (23).

 

Un conclave s'ouvrit, qui ne dura pas moins de trois mois.

Enfin, le cardinal Ganganelli ceignit la tiare sous le nom de Clément XIV. Les Cours qui avaient chassé les Jésuites ne cessaient de demander l'abolition totale de la Société. Mais la papauté ne se pressait pas de supprimer cet instrument primordial de sa politique, et il fallut quatre ans pour que Clément XIV, devant la ferme attitude des demandeurs qui avaient occupé une partie des Etats pontificaux, se décidât à signer, en 1773, le bref de dissolution « Dominus ac Redemptor ». Le général de l'Ordre, Ricci, fut même emprisonné au château Saint-Ange, où il mourut quelques années plus tard.

« Les Jésuites ne se soumirent qu'en apparence au verdict qui les condamnait... Ils lancèrent contre le pape des pamphlets sans nombre et des écrits poussant à la révolte ; ils se répandirent en mensonges et en calomnies au sujet de prétendues atrocités commises lors de la prise de possession de leurs biens à Rome ». (24)

 

La mort de Clément XIV, survenue quatorze mois plus tard, leur fut même attribuée par une partie de l'opinion européenne.

« Les Jésuites, au moins en principe, n'étaient plus ; mais Clément XIV savait bien qu'en signant leur arrêt de mort il signait en même temps le sien : « La voilà donc faite cette suppression, s'écria-t-il, je ne m'en repens pas... et je la ferais encore, si elle n'était pas faite ; mais cette suppression me tuera ». (25)

Ganganelli avait raison. On vit bientôt apparaître sur les murs du palais des placards contenant invariablement ces cinq lettres : 1. S. S. S. V. et chacun de se demander ce que cela signifiait. Clément le comprit de suite. « Cela, dit-il résolument, signifie que : « In Settembre, Sara Sede Vacante » (En Septembre, Sera (le) Siège Vacant) ». (26)

 

Autre témoignage de poids

«Le pape Ganganelli ne survécut pas longtemps à la suppression des Jésuites, dit Scipion de Ricci. « La relation de sa maladie et de sa mort », envoyée à la cour de Madrid par le ministre d'Espagne à Rome, prouve jusqu'à l'évidence qu'il avait été empoisonné ; mais autant qu'on peut le savoir, aucune enquête, aucune recherche ne furent entreprises, à l'occasion de cet événement, ni par les cardinaux, ni par le nouveau pontife. L'auteur de cet exécrable forfait a donc pu se cacher aux yeux du monde, mais il n'échappera pas à la justice de Dieu, qui, je l'espère bien, le frappera dès cette vie ». (27)

« Nous pouvons affirmer de la manière la plus positive que, le 22 septembre 1774, le pape Clément XIV est mort empoisonné ». (28)

 

Entre temps, Marie-Thérèse, impératrice d'Autriche, avait, elle aussi, expulsé les Jésuites de ses Etats. Seul Frédéric de Prusse et Catherine 11, impératrice de Russie, les reçurent chez eux, en qualité d'éducateurs. Encore ne purent-ils se maintenir que dix années en Prusse, jusqu'en 1786. La Russie leur fut plus longtemps favorable, mais là comme ailleurs, et pour les mêmes raisons, ils finirent par exciter l'animosité du pouvoir.

« ... La suppression du schisme, le ralliement de la Russie au pape, les attirait comme une lampe attire un papillon. Ils firent une propagande active dans l'armée et dans l'aristocratie et combattirent la Société Biblique fondée par le tsar. Ils remportèrent des succès de détail, convertirent le prince Galitzine neveu du ministre des cultes. Alors, le tsar intervint, et ce fut l'ukase du 20 décembre 1815 ». (29)

 

Comme on le conçoit aisément les considérants de cet ukase, qui chassait les Jésuites de Saint-Pétersbourg et de Moscou, répétaient les mêmes griefs que leur conduite avait fait naître en lotis temps et en tous lieux.

« Il est constaté qu'ils n'ont pas rempli les devoirs que la reconnaissance leur imposait... Au lieu de demeurer habitants paisibles dans un pays étranger, ils ont entrepris' de troubler la religion grecque, qui est depuis les temps les plus reculés la religion dominante dans notre empire et sur laquelle repose la tranquillité et le bonheur des peuples soumis à notre sceptre. Ils ont abusé de la confiance qu'ils avaient obtenue, ils ont détourné de notre culte des jeunes gens qui leur étaient confiés et des femmes d'un esprit faible et inconséquent... Après de pareils actes, nous ne sommes pas surpris que l'Ordre de ces religieux ait été expulsé (de tous les Pays, qu'il n'ait été toléré nulle part » (29).

 

En 1820, enfin, une mesure générale les chassait de toute la Russie.

 

Mais déjà a la faveur des événements politiques ils avaient repris pied en Europe occidentale, quand leur Ordre fut solennellement rétabli, en 1814, par le Pape Pie VII.

 

La signification politique de cette décision est d'ailleurs clairement exprimée par M. Daniel-Rops, grand ami des Jésuites. Il écrit à propos de la « réapparition des fils de saint Ignace » : « Il était impossible de n'y pas reconnaître un acte éclatant de contre-révolution ». (30)


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