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LES MISSIONS ETRANGERES


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1 INDE, JAPON, CHINE

La conversion des « païens » avait été le premier but que s'assigna le fondateur de l'Ordre de Jésus, et bien que la nécessité de combattre le protestantisme en Europe ait engagé de plus en plus ses disciples dans l'action politico-religieuse dont nous avons donné ci-dessus un court aperçu, ils n'en poursuivirent pas moins, dans les contrées lointaines, leur mission évangélisatrice.

 

Leur idéal théocratique : soumettre le monde à l'autorité du Saint-Siège, exigeait, d'ailleurs, qu'ils se lançassent à la conquête des âmes dans toutes les régions du globe.

François-Xavier, un des compagnons de la première heure d'Ignace, et que l'Eglise a canonisé comme lui, fut le grand promoteur de l'évangélisation en Asie. Débarqué à Goa en 1542, il y trouva bien un évêque, une cathédrale et un couvent de Franciscains, lesquels, avec les prêtres portugais, s'étaient efforcés déjà de répandre autour d'eux la religion du Christ, mais il lui appartint de donner à cette tentative une impulsion si forte qu'il fut à bon droit surnommé l' « apôtre des Indes ». A vrai dire, il faut voir en lui un pionnier, un « excitateur », comme on l'a dit justement, plutôt qu'un réalisateur. Ardent, enthousiaste, toujours en quête de nouveaux champs d'action, il montra la voie bien plus qu'il ne défricha le terrain. Dans le royaume de Travancore, à Malacca, aux îles de Banda, de Macassar et de Ceylan, son charme personnel, l'éloquence de sa parole firent merveille et amenèrent la conversion de 70.000 « idolâtres », dit-on, surtout parmi les parias. Il est vrai qu'il ne dédaignait pas de recourir, à cet effet, à l'appui politique et même militaire des Portugais. Ces résultats, plus brillants que solides, étaient du moins propres à éveiller en Europe l'intérêt pour les missions, en même temps qu'à jeter un grand lustre sur la Société de Jésus.

 

Mais l'infatigable et peu persévérant apôtre abandonnait bientôt les Indes pour le Japon, puis pour la Chine, où il allait pénétrer, quand il mourut à Canton, en 1552.

Son successeur aux Indes, Robert de Nobile, appliqua dans ce pays la méthode qui réussissait si bien aux Jésuites en divers pays d'Europe. C'est aux hautes classes qu'il s'adresse. Aux « intouchables », il ne tend l'hostie qu'au bout d'un bâton. Il adopte les vêtements, les usages et le train de vie des Brahmanes, mélange les rites malabares et les rites chrétiens, avec l'approbation du pape Grégoire XV. Grâce à cette équivoque, il « convertit », dit-il, 250.000 Hindous. Mais, « un siècle environ après sa mort, lorsque le pape Benoît XIV, intransigeant, interdit l'observance des rites malabares, tout s'écroule, et les 250.000 pseudo-catholiques disparurent ».(1)

 

Dans le nord des Indes, chez le Grand Mogol Akbar, esprit fort tolérant et qui tenta même de faire prévaloir dans ses Etats un syncrétisme religieux, les Jésuites sont autorisés à fonder un établissement à Lahore, en 1575. Les successeurs d'Akbar leur accordent la même faveur. Mais Aureng-Zeb (1666-1707), musulman orthodoxe, met un point final à l'aventure.

 

En 1549, Xavier s'embarque pour le Japon avec deux compagnons et un Japonais, Yagiro, qu'il avait converti à Malacca. Les débuts sont peu prometteurs. « Les Japonais ont leur conscience, leur quant à soi ; et leur antiquité les installe confortablement dans le paganisme. Les adultes regardent avec amusement les étrangers et les enfants les poursuivent de leurs railleries ».(2)

 

Yagiro, qui est du pays, a réussi à fonder une petite communauté de cent fidèles. Mais François Xavier, qui parle assez mal le japonais, n'obtient même pas l'audience demandée au Mikado. Quand il quitte le pays, il laisse derrière lui deux Pères qui obtiendront la conversion des daïmos d'Arima et de Bungo. Celui-ci, quand il se décida, en 1578, le fit après 27 ans de réflexion.

L'année suivante, les Pères sont installés à Nagasaki. Ils prétendent avoir converti 100.000 Japonais. Mais en 1587, la situation intérieure du pays, déchiré par les guerres de clans, change du tout au tout. « Les Jésuites avaient tiré grand profit de cette anarchie et de leurs étroites relations avec les commerçants portugais. »(3)Or Hideyoshi, homme de basse extraction, a usurpé le pouvoir, avec le titre de Taikosama. Il prend ombrage de l'influence politique des Jésuites, associés aux Portugais, de leurs liaisons avec les turbulents grands vassaux, les Samouraïs.

 

La jeune Eglise japonaise est, en conséquence, violemment persécutée. Six Franciscains et trois Jésuites sont mis en croix, de nombreux convertis suppliciés. L'Ordre est banni.

 

Toutefois, le décret n'est pas exécuté. Les Jésuites continuent leur apostolat en secret. Mais, en 1614, le premier Shogun, Tokugawa Yagasu, s'inquiète de leur action occulte, et la persécution reprend. D'ailleurs, les Hollandais ont remplacé les Portugais dans les comptoirs de commerce, où ils sont, par ordre du gouvernement, étroitement confinés. Une profonde défiance des étrangers, ecclésiastiques ou laïcs, inspire désormais la conduite des dirigeants, et, en 1638, une révolte des chrétiens de Nagasaki est noyée dans le sang. L'épopée jésuite au Japon est terminée pour longtemps.

 

On peut lire dans le remarquable ouvrage « Science et religion », de Lord Bertrand Russell, un savoureux passage sur François Xavier thaumaturge :

« Ses compagnons et lui-même écrivirent beaucoup de longues lettres, qui ont été conservées, et où ils rendent compte de leurs labeurs, mais aucune de ces lettres écrites de son vivant ne contient la moindre prétention à des pouvoirs miraculeux. Joseph Acosta, ce même Jésuite qui était si embarrassé par les animaux .du Pérou, affirme expressément que ces missionnaires ,ne furent pas aidés par des miracles dans leurs efforts ,pour convertir les païens. Mais, peu après la mort de Xavier, des histoires de miracles se mirent à fleurir. On raconta qu'il avait le don des langues, bien que ses lettres soient remplies d'allusions aux difficultés de la langue japonaise et à la rareté des bons interprètes.

« On raconta qu'une fois, ses compagnons ayant eu soif en mer, il avait transformé l'eau salée en eau douce. Quand il avait laissé tomber un crucifix à la mer, un crabe le lui avait rapporté. Selon une version plus tardive, il avait jeté le crucifix par-dessus bord pour apaiser une tempête. En 1622, quand il fut canonisé, il fallut prouver, à la satisfaction des autorités du Vatican, qu'il avait accompli des miracles, car, sans une telle preuve, nul ne peut devenir un saint. Le pape donna sa garantie officielle au don des langues, et fut particulièrement impressionné par le fait que Xavier avait fait brûler les lampes avec de l'eau bénite au lieu d'huile.

« C'est ce même pape, Urbain VIII, qui refusait de croire aux dires de Galilée. La légende continua à s'embellir : une biographie, publiée en 1682 par le Père Bonhours, nous apprend que le saint, au cours de son existence, avait ressuscité quatorze personnes.

« Les écrivains catholiques lui attribuent toujours le don des miracles : c'est ainsi que le Père Coleridge, de la Société de Jésus, réaffirme le don des langues dans une biographie publiée en 1872. »(4)

 

A en juger par les exploits ci-dessus rapportés, saint François Xavier a bien mérité l'auréole.

Les fils de Loyola devaient jouir en Chine d'une longue faveur, entrecoupée de quelques expulsions, mais c'est surtout en tant que savants qu'ils l'obtinrent, et non sans devoir se plier aux rites millénaires de cette antique civilisation.

« Ce fut une question de météorologie. François Xavier avait déjà constaté que les Japonais ignoraient la rondeur de la terre et s'intéressaient vivement à ce qu'il leur apprenait sur ce sujet et d'autres de même nature.

« En Chine, cela prit un caractère tout à fait officiel, et les Chinois n'étant pas fanatiques, les choses se déroulèrent d'abord pacifiquement.

« Un Italien, le Père Ricci, est l'initiateur de l'affaire. S'étant introduit à Pékin, il se pose en astronome auprès des savants chinois... L'astronomie et les mathématiques jouaient un grand rôle dans les institutions chinoises. Ces sciences permettaient au Souverain de dater les solennités saisonnières ou civiques... Ricci apporte des lumières qui le rendent indispensable, et il en profite pour parler de christianisme... Il fait venir deux Pères qui corrigent le calendrier traditionnel, établissant une concordance entre la marche des astres et les événements terrestres. Ricci rend aussi de menus services, comme de dresser une carte murale de l'Empire, où il a soin de placer la Chine au centre de l'univers... »(5)

 

Voilà qui caractérise fort bien la situation des Jésuites dans le Céleste Empire, car, sur le plan religieux, ils y trouvèrent infiniment moins d'audience. Mais il est piquant de penser qu'à Pékin les Pères s'occupaient à rectifier les erreurs astronomiques des Chinois, alors qu'à Rome le Saint-Office persistait jusqu'en l'an 1822 dans sa condamnation du système de Copernic !

 

Malgré le peu d'inclination au mysticisme de la race chinoise, une première église catholique s'ouvre à Pékin en 1599. Lorsque Ricci meurt, il est remplacé par un autre Père astronome, l'Allemand Shall von Bell, qui publiera en langue chinoise de remarquables traités et recevra en 1644 le titre de président du Tribunal mathématique, ce qui ne laissera pas de susciter des jalousies parmi les mandarins. Cependant, les communautés chrétiennes s'organisent. En 1617, l'empereur commence sans doute à entrevoir le danger de cette pénétration pacifique, car un édit de sa main bannit tous les étrangers. Les bons Pères sont expédiés aux Portugais de Macao dans des cages de bois. Mais, peu après, on les rappelle. Ils sont si bons astronomes !

 

En fait, ils ne sont pas moins bons missionnaires : ils ont 41 résidences en Chine, avec 159 églises et 257.000 baptisés. Nouvelle réaction : les Jésuites sont à nouveau bannis et le Père Shall condamné à mort. Sans doute n'avait-il pas encouru cette sentence pour ses seuls travaux mathématiques ! Un tremblement de terre et l'incendie du palais impérial, habilement présentés comme une marque de courroux du ciel, sauvent la vie au condamné, qui meurt paisiblement deux ans plus tard. Mais ses compagnons doivent quitter la Chine.

« Le crédit des Jésuites était, malgré tout, si bien établi, leur parti si fort, que l'empereur Kang-Hi se sentit obligé, dès 1669, de les rappeler, et d'ordonner que des funérailles solennelles seraient accordées aux restes de Iam Io Vam (Jean-Adam Shall). Ces honneurs inaccoutumés ne furent d'ailleurs que le prélude de toute une série de faveurs exceptionnelles. »(6)

 

Un Père belge, Verbiest, a pris la suite de Shall, à la tête des missions - et aussi de l'Institut mathématique impérial. C'est lui qui procure à l'Observatoire de Pékin ces fameux instruments dont la rigueur mathématique se dissimule sous l'enroulement des chimères et des dragons. Kang-Hi, « despote éclairé », qui règne 61 ans, apprécie fort les services de ce savant qui le conseille utilement, l'accompagne à la guerre et dirige même une fonderie de canons. Mais cette activité profane et belliqueuse est toute dirigée « ad majorem Dei gloriam », comme le bon Père croit devoir le rappeler, avant de mourir, dans un billet adressé à l'empereur :

« Sire, je meurs content puisque j'ai employé presque tous les moments de ma vie au service de Votre Majesté. Mais je la prie très humblement de se souvenir après ma mort qu'en tout ce que j'ai fait, je n'ai eu en vue que de procurer, en la personne du plus grand roi de l'Orient, un protecteur à la plus sainte religion de l'univers. »(7)

 

Cependant, en Chine comme au Malabar, cette religion ne pouvait subsister sans quelque artifice. Les Jésuites avaient dû « enchinoiser » la doctrine romaine, identifier Dieu avec le ciel (Tien) ou le Chong-Ti (Empereur d'en-haut), amalgamer les rites catholiques et les rites chinois, admettre les enseignements confucianistes, le culte des ancêtres, etc.

 

Le pape Clément XI, alerté par les Ordres rivaux, condamne ce « laxisme » doctrinal. C'est, du même coup, toute l'oeuvre missionnaire des Jésuites dans le Céleste Empire, qui s'effondre.

Les successeurs de Kang-Hi proscrivent le christianisme, et les derniers Pères restés en Chine y meurent sans être remplacés.

 

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2 LES AMERIQUES: L'ETAT JESUITE DU PARAGUAY

 

Les missionnaires de la Société de Jésus trouvèrent dans le Nouveau Monde un terrain beaucoup plus favorable que l'Asie à leurs efforts prosélytiques. Là, point de vieilles et savantes civilisations, point de religions solidement établies ni de traditions philosophiques, mais de pauvres peuplades barbares aussi désarmées au spirituel qu'au temporel devant les conquérants de race blanche. Seuls, le Mexique et le Pérou, avec les souvenirs encore vivants des dieux aztèques et incas, résistèrent assez longtemps à la religion importée. Au surplus, Dominicains et Franciscains y occupaient des positions solides.

 

Ce fut donc surtout auprès des tribus sauvages, des nomades chasseurs et pêcheurs, que s'exerça la dévorante activité des fils de Loyola, et les résultats obtenus furent fort différents, suivant le caractère plus ou moins farouche des diverses populations.

 

Au Canada, les Hurons, doux et paisibles, se laissent facilement catéchiser, mais leurs ennemis, les Iroquois, attaquent les stations créées autour du fort Sainte-Marie, et massacrent les habitants. Les Hurons sont à peu près exterminés dans l'espace de dix ans, et les Jésuites sont contraints d'abandonner le terrain avec quelque trois cents survivants, en 1649.

 

Leur passage dans les territoires qui forment aujourd'hui les Etats-Unis, ne laissa pas grande trace, et ils ne devaient commencer à y prendre pied qu'au XIXe siècle.

 

En Amérique du Sud, l'action des Jésuites connut aussi des fortunes diverses. Le Portugal les avait appelés en 1546 dans ses possessions du Brésil et ils y travaillèrent utilement à la conversion des indigènes, non sans de multiples conflits avec l'autorité civile et les autres Ordres religieux. Il en fut de même à la Nouvelle Grenade.

 

Mais c'est au Paraguay que se plaça la grande « expérience » de colonisation jésuitique, dans un pays qui s'étendait alors de l'Atlantique aux abords de la Cordillère des Andes et comprenait des territoires appartenant aujourd'hui au Brésil, à l'Uruguay et à la République Argentine. Les seules voies d'accès en étaient, à travers la forêt vierge, les fleuves Paraguay et Parana. Quant à la population, elle se composait de tribus guaranies, c'est-à-dire d'Indiens nomades mais de caractère docile, prêts à se plier à toute domination pourvu qu'elle leur assurât une nourriture assez abondante et un peu de tabac.

 

Les Jésuites ne pouvaient trouver meilleures conditions pour tenter d'établir, loin de la corruption des blancs et des métis, une colonie « modèle », une Cité de Dieu selon leur coeur. Dès le début du XVIIe siècle, le Paraguay est érigé en Province par le général de l'Ordre, qui a obtenu toute autorité de la Cour d'Espagne, et « l'Etat jésuite » se développe et fructifie.

 

Dans les « réductions » où ces bons sauvages sont attirés par les Pères, puis dûment catéchisés et dressés à la vie sédentaire, règne une discipline aussi douce que ferme, la « main de fer dans le gant de velours ». Ces sociétés patriarcales ignorent résolument la liberté, sous quelque forme que ce soit. « Tout ce que le « chrétien » possède et emploie, la cabane qu'il habite, les champs qu'il cultive, le bétail qui lui fournit la nourriture et les vêtements, les armes qu'il porte, les instruments dont il se sert pour son travail, même l'unique couteau de table que chaque jeune couple reçoit au moment où il se met en ménage, est « Tupambac » : propriété de Dieu. D'après la même conception, le « chrétien » ne peut disposer librement, ni de son temps, ni de sa personne. Ce n'est que comme nourrisson qu'il reste sous la protection de sa mère. Mais à peine peut-il marcher qu'il tombe sous la coupe des Pères et de leurs agents... Quand l'enfant a grandi, il apprend, s'il est une fille, à filer et à tisser, s'il est un garçon, à lire et à écrire, mais seulement en guarani. Car, pour empêcher tout commerce avec les créoles corrompus, l'espagnol est sévèrement interdit dans les « réductions »... Aussitôt qu'une jeune fille atteint quatorze ans, un garçon seize, les Pères se hâtent de les marier, par crainte de les voir tomber dans quelque péché charnel... Aucun d'eux ne peut devenir prêtre ni moine, encore moins Jésuite... Il ne leur est laissé pratiquement aucune liberté. Mais ils se trouvent manifestement très heureux au point de vue matériel... Le matin, après la messe, chaque escouade de travailleurs se rend aux champs par files régulières, tout en chantant, et précédée d'une image sainte ; le soir, on revient dans le même ordre au Village, pour le catéchisme ou la récitation du rosaire. Il va de soi que les Pères ont aussi pensé à des amusements honnêtes et à des distractions pour les « chrétiens »...

 

« Les Jésuites veillent sur eux comme des pères et comme des pères aussi, ils châtient les moindres fautes... Le fouet, le jeûne, la prison, l'exposition au pilori sur la place publique, les pénitences publiques dans l'église, tels sont les seuls châtiments... Aussi les rouges enfants du Paraguay ne connaissent-ils d'autre autorité que celle de leurs bons Pères. C'est tout au plus s'ils ont un vague soupçon de la souveraineté du roi d'Espagne. »(8)

 

N'est-ce pas le tableau - à peine caricatural - de la société théocratique idéale ?

 

Mais voyons ce qu'il en résultait pour l'avancement intellectuel et moral des bénéficiaires du système, ces « pauvres innocents », comme les qualifiait le marquis de Loreto :

« La haute culture des missions n'est au fond qu'un produit artificiel de serre chaude, qui porte en lui-même un germe de mort. Car, en dépit de tout ce dressage, le Guarani est resté au fond ce qu'il était : un sauvage paresseux, borné, sensuel, goulu et sordide. Il ne travaille, comme les Pères eux-mêmes l'affirment, qu'autant qu'il sent derrière lui l'aiguillon du surveillant. Dès qu'on l'abandonne à lui-même, il laisse avec indifférence les moissons pourrir sur le champ, le matériel se dégrader, les troupeaux se disperser ; il lui arrive même, si on ne le surveille pas quand il est aux champs, de dételer tout à coup un boeuf pour l'égorger, de faire du feu avec le bois de la charrue, et de se mettre à manger avec ses compagnons de la viande à moitié crue, jusqu'à ce, qu'il n'en reste plus ; car il sait bien qu'il recevra pour sa peine 25 coups de fouet, mais il sait aussi que les bons Pères ne le laisseraient dans aucun cas mourir de faim. »(9)

 

On peut lire, dans un ouvrage récent consacré à l'apologie des « réductions » jésuites :

« Le coupable, revêtu d'un habit de pénitent, était conduit à l'église où il avouait sa faute. Il était ensuite fustigé sur la place, selon le tarif du code pénal... Les coupables reçoivent toujours cette correction non seulement sans murmurer, mais encore avec action de grâces...

« Le coupable puni et réconcilié baisait la main qui l'avait frappé en disant : « Dieu vous récompense de m'avoir soustrait par cette punition légère aux peines éternelles dont j'étais menace»(10).

 

On comprend, dans ces conditions, la conclusion de M. H. Boehmer :

 

« La vie morale du Guarani ne s'est enrichie, sous la discipline des Pères, que d'un petit nombre d'acquisitions nouvelles, mais qui produisent ici une impression plutôt étrange. Il est devenu un catholique dévot et superstitieux, qui voit partout des miracles et trouve une sorte de jouissance à se flageller jusqu'au sang ; il a appris à obéir, et il est attaché aux bons Pères qui veillent si soigneusement à son bien-être, par une reconnaissance filiale qui, sans être très profonde, est pourtant très tenace. Ce résultat, qui n'est assurément pas très brillant, prouve suffisamment qu'il y a quelque défaut grave dans la méthode d'éducation des Pères. Quel est-ce défaut ? Evidemment de n'avoir jamais pris soin de développer chez leurs rouges enfants les facultés inventives, le besoin d'activité, le sentiment de la responsabilité ; c'étaient eux-mêmes qui faisaient pour leurs chrétiens des frais d'invention de jeux et de danses, qui pensaient pour eux, au lieu de les amener à penser par eux-mêmes ; ils se contentaient de soumettre ceux qui étaient confiés à leurs soins à un dressage mécanique, au lieu de faire leur éducation. »(11)

 

Mais comment en eût-il pu être autrement, de la part de ces religieux formés eux-mêmes par un « dressage » de quatorze années ? Allaient-ils enseigner aux Guaranis - comme, aussi, à leurs élèves à peau blanche - à « penser par eux-mêmes », alors qu'ils doivent, eux, s'en garder absolument ?

 

Ce n'est pas un Jésuite de jadis, mais bien d'aujourd'hui qui écrit :

« Il (le Jésuite) n'oubliera pas que la vertu caractéristique de la Compagnie est l'obéissance totale, d'action, de volonté et même de jugement... Tous les supérieurs seront liés de la même façon aux supérieurs majeurs et le Père Général au Saint-Père... Ces dispositions prises afin de rendre universellement efficace l'autorité du Saint-Siège, saint Ignace était sûr que, par l'enseignement et l'éducation, il ramènerait désormais à l'unité catholique L'Europe déchirée.

C'est dans l'espoir de « réformer le monde, écrit le Père Bonhours, qu'il « embrassa particulièrement ce moyen, l'instruction de la jeunesse.. »(12)

 

L'éducation des Peaux-Rouges du Paraguay s'inspirait des mêmes principes que les Pères ont appliqués, appliquent et appliqueront à tous et en tous lieux, en vue d'un résultat que M. Boehmer déplore, mais qui n'en est pas moins idéal, à des yeux fanatiques : le renoncement à tout jugement personnel, à toute initiative, la soumission aveugle aux supérieurs. N'est-ce pas là, pour le R.P. Rouquette, que nous avons cité plus haut : « le sommet de la liberté », « la libération de l'esclavage de nous-mêmes » ?

 

De fait, les bons Guaranis avaient été si bien « libérés », durant plus de cent cinquante ans, par la méthode jésuitique, qu'après le départ de leurs maîtres, au XVIIIe siècle, ils rentrèrent dans leurs forêts et y reprirent les us et coutumes de leur race, comme s'il ne s'était rien passé.


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