LES JESUITES EN EUROPE AUX XVIe ET XVIIe SIECLES
1 ITALIE, PORTUGAL, ESPAGNE
La France, écrit M Boehmer, est le berceau de la Société de Jésus, mais c'est en Italie qu'elle a reçu son programme et sa constitution. Aussi est-ce en Italie qu'elle a d'abord pris pied ; c'est de là qu'elle s'est répandue au loin. »(1)
L'auteur note le nombre croissant des collèges et académies jésuites (128 en 1680) ; « mais, dit-il, l'histoire de la civilisation italienne, au 16e et au 17e siècles, en est une preuve encore plus frappante. Si l'Italie savante est revenue aux pratiques et à la foi de l'Eglise, si elle s'est prise de zèle pour l'ascétisme et les missions, si elle s'est remise à composer des poésies pieuses et des hymnes d'église, et à consacrer avec componction à l'exaltation de l'idéal religieux les pinceaux des peintres et les ciseaux des sculpteurs, n'est-ce pas le fruit de l'éducation que les classes cultivées reçurent des Jésuites dans les écoles et les confessionnaux ? »(2)
Finis « la simplicité enfantine, la joie, la fraîcheur, l'amour naïf de la nature... » « Les élèves des Jésuites sont bien trop cléricaux, dévots, habitués au pathos sentimental, pour conserver ces qualités. Ils sont épris de merveilleux et de visions extatiques ; ils s'enivrent littéralement de la peinture de mortifications effrayantes et des supplices atroces des martyrs ; ils ont besoin de pompes, de clinquant, d'une mise en scène d'opéra. La littérature et l'art italiens, dès la fin du 16e siècle, sont le fidèle miroir de cette transformation morale... L'agitation, l'ostentation, la prétention offensante, qui caractérisent les créations de cette période, blessent à chaque instant notre sentiment intime et éveillent, au lieu d'un élan de sympathie, plutôt un éloignement pour les croyances qu'elles prétendent interpréter et glorifier »(3).
C'est en effet la marque « sui generis » de la Compagnie. Cet amour du contourné, du tarabiscoté, du clinquant, de l'effet théâtral, pourrait paraître étrange chez des mystiques formés par les «Exercices spirituels», si l'on n'y distinguait la volonté toujours tendue vers ce but essentiellement loyolesque de frapper les esprits. C'est, en somme, une application de la maxime « Qui veut la fin, veut les moyens » que les Pères ont appliquée avec persévérance dans l'art et la littérature, comme dans la politique et les moeurs.
L'Italie avait été peu touchée par la Réforme. Cependant les Vaudois, qui s'étaient maintenus depuis le moyen âge, malgré les persécutions, dans le nord et le sud de la péninsule, s'étaient ralliés en 1532 à l'Eglise calviniste. Emmanuel Philibert de Savoie, sur un rapport du Jésuite Possevino, déclencha en 1561 une nouvelle persécution sanglante contre ses sujets «hérétiques ». Il en fut de même en Calabre, à Casal di San Sisto et à Guardia Fiscale. « Les Jésuites furent mêlés à ces massacres ; ils s'occupaient de convertir les victimes... »(4)
Quant au Père Possevino : « ... il suivit l'armée catholique comme aumônier, et recommanda l'extermination par le feu des pasteurs hérétiques comme une oeuvre sainte et nécessaire »(5).
Les Jésuites étaient tout-puissants à Parme, à la cour des Farnèse, ainsi qu'à Naples, aux 16e et 17e siècles. Mais à Venise, où ils avaient été comblés de biens, ils furent bannis le 14 mai 1606, « comme les plus fidèles servants et porte-parole du pape... »
Il leur fut cependant permis d'y revenir en 1656. Mais leur influence dans la République ne fut plus désormais que l'ombre de celle qu'ils y avaient eue autrefois.
Le Portugalfut une terre d'élection pour l'Ordre. « Déjà, sous Jean Ill (1521-1559), il était la congrégation religieuse la plus puissante du royaume(6). » Son crédit augmenta encore après la révolution de 1640, qui plaça les Bragance sur le trône. « Sous le premier roi de la maison de Bragance, le Père Fernandez fut membre du Conseil d'Etat, et, pendant la minorité d'Alphonse VI, le conseiller le plus écouté de la reine régente Louise. Le Père de Ville travailla avec succès, en 1667, au renversement d'Alphonse VI, et le Père Emmanuel Fernandez fut, en 1667, nommé député aux Cortès par le nouveau roi Pierre Il... Mais alors même que les Pères ne remplissaient aucune charge publique dans le royaume, ils étaient en fait plus puissants en Portugal que dans n'importe quel autre pays. Ils n'étaient pas seulement les directeurs de conscience de toute la famille royale, ils étaient aussi consultés par le roi et ses ministres dans toutes les circonstances importantes D'après le témoignage d'un des leurs, aucune place dans l'administration de l'Etat ou de I'Eglise ne pouvait être obtenue sans leur consentement, si bien que le clergé, les grands et le peuple se disputaient leurs faveurs et leurs bonnes grâces. Ajoutons que la politique étrangère elle-même était sous leur influence. Aucun homme de sens ne soutiendra qu'un pareil état de choses ait été profitable au bien du royaume. »(7)
On peut en juger, en effet, par l'état de décadence dans lequel tomba ce malheureux pays. Il fallut toute la clairvoyance et l'énergie du marquis de Pombal, au milieu du 18e siècle, pour arracher le Portugal à l'étreinte mortelle de la Compagnie.
En Espagne, la pénétration de l'Ordre se fit avec plus de lenteur. Le haut clergé et les Dominicains s'y opposèrent longtemps. Les souverains, eux aussi, Charles-Quint et Philippe II, tout en acceptant leurs services, se défiaient de ces soldats du pape, dont ils appréhendaient les empiétements sur leur autorité Mais, à force de souplesse, la Compagnie finit par avoir raison de cette résistance. « Au 17e siècle, elle est toute-puissante en Espagne parmi les hautes classes et à la Cour. On voit même le Père Neidhart, un ancien officier de cavalerie allemand, gouverner absolument le royaume comme conseiller d'Etat, premier ministre et Grand Inquisiteur... En Espagne comme en Portugal, la ruine du royaume coïncida avec la marche ascendante de l'Ordre... »(8)
C'est ce qui fait écrire à Edgar Quinet
« Partout où une dynastie se meurt, je vois se soulever de terre et se dresser derrière elle, comme un mauvais génie, une de ces sombres figures de confesseurs, qui l'attire doucement, paternellement dans la mort... »(9)
Certes, on ne peut imputer à cet Ordre seul la décadence de l'Espagne « Il est vrai, pourtant, que la Compagnie de Jésus, simultanément avec I'Eglise et les autres ordres religieux, hâta le mouvement de désorganisation ; plus elle devenait riche, plus le pays devenait pauvre, si pauvre qu'à la mort de Charles II on ne trouva pas même dans les caisses de l'Etat la somme nécessaire pour payer les 10.000 messes qu'il était d'usage de dire pour le salut de l'âme d'un monarque défunt. »(10)
2 ALLEMAGNE
« Ce n'était pas l'Europe méridionale, mais l'Europe centrale, la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Pologne, qui étaient le théâtre principal de la lutte historique entre le catholicisme et le protestantisme. Aussi ces pays furent-ils les principaux champs de bataille de la Compagnie de Jésus. »(11)
La situation était particulièrement grave en Allemagne.
« Non seulement des pessimistes notoires, mais aussi des catholiques d'esprit pondéré et judicieux, considéraient la cause de la vieille église, dans toute l'étendue des pays allemands, comme à peu près perdue. En fait, même en Autriche et en Bohême, la rupture avec Rome était si générale que les protestants pouvaient raisonnablement espérer conquérir l'Autriche en quelques dizaines d'années. Comment se fait-il donc que ce changement ne se soit pas produit, mais qu'au contraire la nation se soit partagée en deux ? Dès la fin du 16e siècle, le parti catholique n'a aucune hésitation sur la réponse qui doit être faite à cette question. Il a toujours reconnu que ceux à qui l'on doit l'heureuse tournure prise par les événements sont les Witelsbach, les Habsbourg et les Jésuites. »(12)
Quant au rôle de ces derniers, René Fülöp-Miller écrit
« Ce n'est qu'à la condition que les Pères fussent à même d'influencer et de guider les princes en tout temps et en toute circonstance que la cause catholique pouvait espérer un succès réel. Or, l'institution de la confession offrait aux Jésuites un moyen de s'assurer une influence politique durable et, par là, une action efficace »(13).
En Bavière, ce fut le jeune due Albert V qui, fils d'un zélé catholique et formé à Ingolstadt, la vieille ville catholique, appela les Jésuites pour combattre efficacement l'hérésie :
« Le 7 juillet 1556, 8 Pères et 12 écolâtres jésuites firent leur entrée à Ingolstadt. Alors commença une ère nouvelle pour la Bavière... L'Etat lui-même reçut une empreinte nouvelle... Les conceptions catholiques romaines dirigèrent la politique des princes et la conduite des hautes classes. Mais ce nouvel esprit ne s'empara que des couches supérieures. Il ne gagna pas l'âme du peuple... Néanmoins, sous la discipline de fer de l'Etat et de l'Eglise restaurée, il redevint dévotement catholique, docile, fanatique, et intolérant à l'égard de toute hérésie... »
« Il peut paraître excessif d'attribuer une vertu aussi prodigieuse à l'action de quelques douzaines d'étrangers. Et pourtant, dans cette circonstance, la force fut en raison inverse du nombre, et la force put ici agir immédiatement sans rencontrer aucun obstacle Les émissaires de Loyola s'emparèrent d'emblée du coeur et du cerveau de ce pays... Dès la génération suivante, Ingolstadt devint le type de la ville jésuite allemande. »(14)
On peut juger de l'état d'esprit que les Pères avaient introduit dans cette citadelle de la foi, par les lignes suivantes :
« Le Jésuite Mayrhofer d'Ingolstadt enseignait dans son « Miroir du prédicateur » qu'on n'allait « pas plus à l'encontre de la justice en demandant la mise à mort des protestants qu'en réclamant la peine capitale pour les voleurs, les faux monnayeurs, les meurtriers et les séditieux.»(15)
Les successeurs d'Albert V, et particulièrement Maximilien Premier (1597-1651), parachevèrent son oeuvre. Mais déjà Albert V lui-même était fort attentif à son « devoir » d'assurer le « salut » à ses sujets.
« Aussitôt que les Pères furent arrivés en Bavière, il prit une attitude plus sévère à l'égard des protestants et de ceux qui inclinaient au protestantisme. A partir de 1563, il expulsa impitoyablement les récalcitrants, il traita sans miséricorde les anabaptistes, comme l'en loua le Jésuite Agricola, par le feu, les noyades et le fer... Il fallut néanmoins attendre qu'une génération d'hommes eût disparu, pour que la persécution fût couronnée d'un entier succès. Encore en 1586, les anabaptistes de Moravie réussirent à soustraire 600 victimes au duc Guillaume. Ce seul exemple prouve que le nombre des expulsés se chiffre non par quelques centaines, mais plusieurs milliers. Terrible saignée pour un pays aussi peu peuplé.
« Mais l'honneur de Dieu et le salut des âmes, disait Albert V au Conseil de ville de Munich, doivent être mis au-dessus de tous les intérêts temporels. »(16)
Peu à peu tout l'enseignement en Bavière passa aux mains des Jésuites, et ce pays devint la base de leur pénétration dans l'Est, l'extrême Ouest et le Nord de l'Allemagne.
« A partir de 1585, les Pères convertissent la partie de la Westphalie qui dépendait de Cologne ; en 1586, ils apparaissent à Neuss et à Bonn, une des résidences de l'archevêque de Cologne ; ils ouvrent des collèges en 1587 à Hildesheim, en 1588 à Münster. Ce dernier comptait déjà, en 1618, 1300 élèves... Une grande partie de l'Allemagne occidentale fut ainsi reconquise par le catholicisme, grâce aux Wittelsbach et aux Jésuites.
« L'alliance des Wittelsbach et des Jésuites fut encore plus importante peut-être pour les « pays autrichiens » que pour l'Allemagne occidentale. »(17)
L'archiduc Charles de Styrie, le dernier fils de l'empereur Ferdinand, avait épousé en 1571 une princesse bavaroise « qui transporta dans le château de Gratz les tendances étroitement catholiques et l'amitié pour les Jésuites qui régnaient à la Cour de Munich ». Sous son influence, Charles fit tous ses efforts pour « extirper l'hérésie » de ses Etats, et quand il mourut, en 1590, il fit jurer à son fils et successeur, Ferdinand, de poursuivre son oeuvre. Ferdinand se trouvait, au reste, tout préparé pour cela. « Il avait été pendant cinq ans, à Ingolstadt, l'élève des Jésuites ; son esprit, d'ailleurs de médiocre envergure, ne concevait pas de tâche plus noble que le rétablissement de l'Eglise catholique dans ses Etats héréditaires. Que ce fût ou non avantageux pour ses Etats, cela lui était indifférent. « J'aime mieux, disait-il, régner sur un pays ruiné que sur un pays damné. »(18)
En 1617, l'empereur fit couronner l'archiduc Ferdinand roi de Bohême. « Conseillé par Viller (son confesseur jésuite), Ferdinand se mit aussitôt en devoir de combattre le protestantisme avec vigueur dans son nouveau royaume. Cette tentative fit bientôt éclater la sanglante guerre de religion qui devait pendant les trente années suivantes tenir l'Europe en haleine. Après que la « défenestration de Prague » en 1618 eut donné le signal de la révolte ouverte, le vieil empereur Mathias essaya d'abord de transiger ; mais il n'avait pas assez d'énergie pour faire prévaloir ses intentions contre le roi Ferdinand dominé par son confesseur jésuite, et ainsi fut anéanti le dernier espoir de régler le conflit à l'amiable. »
« Entre temps, les Etats de Bohême avaient, par une mesure spéciale, décrété solennellement l'expulsion des Jésuites, en qui ils voyaient les promoteurs de la guerre civile. »(19)
Bientôt la Silésie et la Moravie suivirent cet exemple, et les protestants de Hongrie, où sévissait le Jésuite Pazmany, se soulevèrent aussi. Mais à la bataille de la Montagne Blanche (1620) le sort des armes fut favorable à Ferdinand, redevenu empereur à la mort de Mathias.
« Les Jésuites poussèrent Ferdinand à frapper les rebelles des peines les plus terribles ; le protestantisme fut extirpé du pays tout entier par les moyens les plus cruels... A la fin de la guerre, la ruine matérielle du pays était consommée. »
« Le Jésuite Balbinus, l'historien de la Bohème, s'étonnait qu'on trouvât encore des habitants dans ce pays. Mais la ruine morale fut plus terrible encore... La culture florissante que l'on rencontrait chez les nobles et les bourgeois, une littérature nationale très riche et que rien ne pouvait remplacer : tout cela avait Péri, la nationalité elle-même avait été supprimée. La Bohème était ouverte à l'activité des Jésuites, ils brûlèrent la littérature tchèque en masse ; ils firent pâlir et s'éteindre dans les souvenirs du peuple le nom du grand saint de la nation, Jean Huss... « L'apogée du pouvoir des Jésuites, dit Tomek, marqua pour la Bohême l'époque de la décadence la plus profonde de sa culture nationale ; c'est à l'influence des membres de l'Ordre qu'est dû le retard de plus d'un siècle qu'a subi le réveil de ce malheureux pays... »
« Lorsqu'il s'agit de terminer la guerre (de Trente ans) et de conclure une paix qui assurât aux protestants d'Allemagne les droits politiques dont jouissaient les catholiques, les Jésuites mirent tout en oeuvre pour obtenir la continuation de la lutte. Ce fut en vain. »(20)
Mais ils obtinrent de Léopold 1er, leur élève, alors empereur régnant, qu'il persécutât les protestants dans ses propres Etats, et notamment en Hongrie. « Escortés par les dragons impériaux, les Jésuites entreprirent l'oeuvre de la conversion en 1671. Les Hongrois se soulevèrent et il éclata une guerre qui occupa une génération presque tout entière... Mais l'insurrection hongroise fut victorieuse, sous la conduite de François Kakoczy. Le vainqueur voulut chasser les Jésuites de toutes les contrées qui tombèrent en son pouvoir ; des protecteurs influents de l'Ordre firent ajourner cette mesure. L'expulsion n'eut lieu qu'en 1707...
« Le prince Eugène blâmait avec une rude franchise la politique de la maison impériale et les intrigues des Jésuites en Hongrie. « Il s'en est fallu de peu, écrit-il, que les Jésuites n'aient fait perdre la Hongrie à la maison d'Autriche, en persécutant les protestants. » Un jour il s'écria avec amertume que la morale des Turcs s'élevait, en pratique du moins, bien au-dessus de celle des membres de l'Ordre. « Non seulement, dit-il, les Jésuites veulent dominer sur les consciences, ils veulent avoir droit de vie et de mort sur les hommes. »
« L'Autriche et la Bavière récoltèrent en une pleine mesure les fruits de la domination des Jésuites : la compression de toutes les tendances progressives, l'abêtissement systématique du peuple. »
« La misère profonde qui fut la suite de la guerre de religion, l'impuissance politique, la décadence intellectuelle, la corruption morale, une diminution effroyable de la population, l'appauvrissement de l'Allemagne tout entière : telle fut en grande partie l'oeuvre de l'Ordre de Jésus. »(21)
3 SUISSE
Ce ne fut qu'au 17- siècle que les Jésuites parvinrent à fonder en Suisse des établissements durables, après avoir été successivement appelés, puis bannis, par quelques villes de la Confédération, dans la deuxième moitié du 16e siècle.
L'archevêque de Milan, Charles Borromée, qui avait favorisé leur installation à Lucerne, en 1578, ne devait pas tarder à reconnaître la nocivité de leur action, comme le rappelle J. Huber : « Charles Borromée écrit à son confesseur que la Compagnie de Jésus, gouvernée par des chefs plutôt politiques que religieux, devient trop puissante pour conserver la modération et la soumission nécessaires... Elle dirige les rois et les princes, elle gouverne les affaires temporelles et les affaires spirituelles ; la pieuse institution a perdu l'esprit qui l'animait primitivement ; il faudra en venir à la supprimer »(22).
Vers la même époque, en France, le fameux jurisconsulte Etienne Pasquier écrivait : « Introduisez cet Ordre entre nous, vous y introduirez par même moyen un désordre, chaos et confusion. »(23)
Mais n'est-ce pas l'identique grief que l'on voit s'élever en tout temps et en tous pays contre la Compagnie ? Il en fut de même en Suisse quand l'évidence de son action néfaste perça à travers les dehors flatteurs dont elle excellait à s'envelopper.
« Partout où les Jésuites parvenaient à prendre pied, ils séduisaient grands et petits, jeunes et vieux. Les autorités commençaient bientôt à les consulter dans des affaires graves ; puis arrivaient des donations en grand nombre, et il ne se passait pas un long temps qu'ils n'eussent occupé toutes les écoles, les chaires de presque toutes les églises, le confessionnal de tous les personnages influents et hauts placés. Confesseurs chargés de l'éducation de toutes les classes de la société, conseillers et amis intimes des membres du conseil, leur influence s'accrut tous les jours, et ils ne tardèrent pas à la faire valoir dans les affaires publiques. Lucerne et Fribourg étaient leurs centres d'opération ; ils dirigeaient la politique extérieure de la plupart des cantons catholiques...
« Tout plan forgé par Rome ou par d'autres puissances étrangères contre le protestantisme en Suisse, trouvait chez les Jésuites un appui assuré...
« En 1620, ils parvinrent à soulever la population catholique du Veltlin contre les protestants et à en faire massacrer six cents. Le pape donna l'indulgence à tous ceux qui avaient trempé dans ces horreurs.
« En 1656, ils allumèrent la guerre civile entre les membres des diverses confessions... Plus tard, nouvelle guerre de religion, allumée par les Jésuites.
« En 1712, on discutait la paix à Aarau, Lucerne et Uri venaient de l'accepter lorsque les Jésuites, sur un ordre venu de Rome, mirent tout en oeuvre pont la remettre en question. Ils refusèrent l'absolution à ceux qui hésiteraient à courir aux armes. Ils proclamèrent bien haut dans les chaires que l'on n'était pas tenu au respect de la parole donnée aux hérétiques ; ils mirent en suspicion les conseillers modérés, cherchèrent à les éloigner des affaires, et provoquèrent à Lucerne un soulèvement si menaçant du peuple contre le gouvernement, que l'autorité suprême se résigna à rompre la paix Les catholiques sortirent vaincus de la lutte et signèrent une paix onéreuse.
« Depuis cette époque, l'influence de l'Ordre en Suisse alla en diminuant. »(24)
De nos jours, l'article 51 de la Constitution helvétique interdit à la Compagnie de Jésus toute activité culturelle ou éducative sur le territoire de la Confédération, et les efforts déployés pour faire abolir cette disposition se sont toujours soldés par un échec.
4 POLOGNE ET RUSSIE
Nulle part peut-être la domination jésuitique ne s'est révélée aussi funeste qu'en Pologne. C'est ce que démontre H. Boehmer, historien pourtant fort modéré, qui ne témoigne d'aucune hostilité systématique à l'égard de la Compagnie.
« On a rendu les Jésuites entièrement responsables de l'anéantissement de la Pologne. Posée dans ces termes, l'accusation est excessive. La décadence de l'Etat polonais avait commencé avant qu'ils parussent en Pologne. Mais, assurément, ils ont précipité la décomposition du royaume. De tous les Etats, la Pologne, eu égard aux millions de chrétiens orthodoxes qu'elle comptait dans son sein, était celui à qui la tolérance religieuse s'imposait le plus évidemment, comme un des principes essentiels de sa politique intérieure. Les Jésuites ne l'ont pas permis. Ils ont fait pis : ils ont, de la manière la plus funeste, mis la politique extérieure de la Pologne au service des intérêts catholiques. »(25)
Cela, qui fut écrit à la fin du siècle dernier, est à rapprocher de ce que déclarait, après la guerre 1939-1945, le colonel Beek, ex-ministre des Affaires étrangères polonais de 1932 à 1939 :
« Le Vatican est un des principaux responsables de la tragédie de mon pays. J'ai réalisé trop tard que nous avions poursuivi notre politique étrangère aux seules fins de l'Eglise catholique. »(26)
Ainsi, à plusieurs siècles de distance, la même influence néfaste s'était à nouveau exercée sur cette malheureuse nation.
Déjà, en 1581, le Père Possevino, comme légat pontifical à Moscou, mit tout en oeuvre pour pousser le tzar Ivan le Terrible à se rapprocher de l'Eglise romaine. Ivan ne s'y montra pas formellement opposé. Plein des plus joyeuses espérances, Possevino se fit, en 1584, le médiateur de la paix de Kirewora Gora entre la Russie et la Pologne, paix qui sauva Ivan d'inextricables embarras. C'était bien ce qu'avait calculé le rusé souverain. Il ne fut plus question de la conversion des Russes. Possevino dut quitter la Russie sans avoir rien obtenu. Deux ans plus tard, une nouvelle occasion, plus favorable encore, s'offrit aux Pères, pour mettre la main sur la Russie. Grischka Ostrepjew, un moine défroqué, révéla à un Jésuite qu'il était en réalité Dimitri, le fils du tzar Ivan, qui avait été assassiné, et se déclara tout prêt à soumettre Moscou à Rome, s'il devenait le maître du trône des tzars. Sans y réfléchir davantage, les Jésuites prirent l'affaire en mains, conduisirent Ostrepjew dans la maison du palatin de Sandomir, qui lui donna sa fille en mariage, se firent les avocats de ses prétentions auprès du roi Sigismond III et du pape, et obtinrent la levée d'une armée polonaise contre le tzar Boris Godounov. En récompense de ces services, le faux Dimitri abjura, dans une maison des Jésuites à Cracovie, la religion de ses pères et promit à l'Ordre de lui accorder un établissement à Moscou, dans le voisinage du Kremlin, après sa victoire sur Boris.
« Mais ce fut justement la faveur des religieux catholiques qui déchaîna contre Dimitri la haine des Russes orthodoxes. Le 27 mai 1606, il fut massacré avec plusieurs centaines de Polonais. Jusqu'alors on pouvait à peine parler d'un sentiment national russe ; mais maintenant ce sentiment se manifestait avec une force énorme, et il prenait immédiatement le caractère presque exclusif d'une haine fanatique contre l'Eglise romaine et contre la Pologne.
«L'alliance avec l'Autriche, que l'Ordre appuya de toutes ses forces, et la politique offensive de Sigismond III contre les Turcs, que l'Ordre s'empressa aussi d'encourager, furent presque aussi funestes pour la Pologne. En un mot, aucun Etat n'a subi dans son développement l'influence des Jésuites d'une manière aussi forte et aussi malheureuse que la Pologne. Et dans aucun pays, sauf le Portugal, l'Ordre n'a joui d'une situation aussi puissante. La Pologne n'a pas seulement eu un « Roi des Jésuites », elle a possédé aussi en Jean-Casimir un roi-jésuite, c'est-à-dire un souverain qui, avant son avènement (1649), appartenait à l'Ordre...
« Tandis que la Pologne marchait à pas de géant vers sa ruine, le nombre des établissements et des écoles des Jésuites s'accroissait à tel point que le général créa en 1751 une assistance spéciale pour la Pologne>(27)
5 SUEDE ET ANGLETERRE
« Dans les pays scandinaves, écrit M. Pierre Dominique, le luthéranisme submergeait tout et les Jésuites, au moment de leur contre-attaque, n'y avaient pas trouvé ce qu'ils avaient trouvé en Allemagne, un parti catholique déjà minoritaire, mais encore fort. »(28)
Ils n'avaient donc espoir que dans la conversion du souverain Jean III Wasa, lequel inclinait secrètement au catholicisme, d'autant qu'il avait épousé en 1568 une princesse polonaise de religion romaine, Catherine. Le Père Nicolaï, en 1574, puis d'autres Jésuites furent ainsi introduits à l'école de théologie récemment fondée, et firent du prosélytisme romain tout en affectant officiellement le luthéranisme. Puis ce fut l'habile négociateur Possevino qui obtint la conversion de Jean III et la charge de l'éducation de son fils Sigismond, le futur Sigismond 111, roi de Pologne. Mais quand on vint à la soumission de la Suède au Saint-Siège, les conditions posées par le roi : mariage des prêtres, communion sous les deux espèces, culte en langue vulgaire, repoussées par la Curie romaine, amenèrent la rupture des pourparlers. D'ailleurs, le roi devenu veuf, s'était remarié avec une Suédoise luthérienne. Les Jésuites durent quitter le pays.
« Cinquante ans plus tard, l'Ordre remporta encore en Suède une brillante victoire. La reine Christine, fille de Gustave-Adolphe, la dernière des Wasa, fut amenée à se convertir par deux professeurs jésuites, qui s'étaient introduits à Stockholm en se faisant passer pour des gentilshommes italiens en voyage. Mais elle dut, pour pouvoir sans obstacle accomplir ce changement de religion, abdiquer le 24 juin 1654. »(29)
En Angleterre, par contre, la situation apparaissait plus propice aux entreprises de la Compagnie, et celle-ci put espérer un temps ramener ce pays à l'obédience du Saint-Siège.
«Lorsque Elisabeth monta en 1558 sur le trône, l'Irlande était encore tout entière catholique, l'Angleterre à moitié... Déjà en 1542, Salmeron et Broet avaient été envoyés par le pape pour parcourir l'Irlande. »(30)
Des séminaires avaient été créés sous la direction des Jésuites à Douai, à Pont-à-Mousson et à Rome, pour former des missionnaires anglais, irlandais et écossais. D'accord avec Philippe II d'Espagne, la Curie romaine travaillait à la chute d'Elisabeth en faveur de Marie Stuart, catholique. Un soulèvement en Irlande, provoqué par Rome, avait été écrasé. Mais les Jésuites, passés en Angleterre en 1580, participèrent à Southwark à une grande assemblée catholique.
« Puis, sous divers déguisements, ils se répandirent de comté en comté, de château en château. Le soir, ils recevaient des confessions, le matin, ils prêchaient et donnaient la communion, puis ils disparaissaient aussi mystérieusement qu'ils étaient venus. Car, dès le 15 juillet, Elisabeth les avait proscrits. »(31).
Ils imprimaient et répandaient secrètement des pamphlets virulents contre la reine et l'Eglise anglicane. L'un d'eux, le Père Campion, fut pris, condamné pour haute trahison et pendu. Ils intriguaient aussi à Edimbourg pour gagner à leur cause le roi Jacques d'Ecosse. Le résultat de toute cette agitation fut l'exécution de Marie Stuart en 1587.
Vint l'expédition espagnole, l'invincible Armada, qui fit un moment trembler l'Angleterre et réalisa l' « union sacrée » autour du trône d'Elisabeth. Mais la Compagnie n'en poursuivait pas moins ses projets et ne cessait de former des prêtres anglais à Valladolid, à Séville, à Madrid, à Lisbonne, tandis que sa propagande secrète continuait en Angleterre sous la direction du Père Garnett. Celui-ci, à la suite de la Conspiration des poudres, dirigée contre Jacques 1er, successeur d'Elisabeth, fut condamné pour complicité, et pendu comme l'avait été le Père Campion.
Sous Charles 1er, puis sous la République de Cromwell, d'autres Jésuites payèrent encore leurs intrigues de leur vie. L'Ordre crut un moment triompher sous Charles Il qui, par le traité secret de Douvres, conclu avec Louis XIVe s'engageait à rétablir le catholicisme dans le pays.
« La nation ne connut qu'incomplètement ces circonstances. Mais le peu qui en transpira suffit à exciter une incroyable agitation. Toute l'Angleterre frémit devant le spectre de Loyola et les complots des Jésuites. »(32)
Une réunion de ceux-ci dans le palais même porta au plus haut point la fureur populaire.
« Charles 11, qui trouvait bonne la vie de roi et ne voulait sous aucun prétexte risquer « un nouveau voyage au-delà des mers », fit pendre cinq Pères pour haute trahison à Tyburn...
« Cela ne calma pas les Jésuites... Toutefois Charles Il était trop prudent et trop cynique aussi à leur gré, toujours prêt à les lâcher. L'avènement de Jacques Il leur parut annoncer la victoire du parti d'action catholique dont ils étaient l'âme. Et, de fait, le roi reprit le jeu de Marie Tudor, mais en employant des moyens plus doux. Il prétendit convertir l'Angleterre par le truchement des Jésuites à qui il installa, dans le palais de Savoy un collège où, tout de suite, quatre cents élèves se précipitèrent. Une véritable camarilla jésuite s'installa au Palais...
« Ces belles combinaisons furent en grande partie cause de la révolution de 1688. Les Jésuites avaient à remonter un courant trop fort. L'Angleterre comptait alors vingt protestants pour un catholique. Le roi fut renversé : tous les membres de la Compagnie emprisonnés ou bannis. Pour quelque temps, les Jésuites se refirent agents secrets, mais ce n'était plus là qu'une agitation inutile. Ils avaient perdu la partie.»(33)
6 FRANCE
Ce n'est qu'en 1551 que put commencer à S'établir en France cet Ordre dont la première fondation y avait été jetée, dix-sept ans plut tôt, dans la chapelle Saint-Denis à Montmartre.
Certes, ils se présentaient en adversaires efficaces de la Réforme qui avait gagné un septième environ de la population française, mais le sentiment national n'en considérait pas moins avec méfiance ces soldats trop dévoués au Saint-Siège. ' Aussi leur pénétration se fit-elle d'abord chez nous avec une prudente lenteur. Comme dans tous les pays où l'opinion générale ne leur était pas favorable, ils s'efforcèrent d'abord de s'insinuer auprès de quelques gens de cour et, par eux, d'étendre leur crédit dans les hautes classes. Mais, à Paris, le Parlement, l'Université et le clergé même leur demeuraient hostiles. On le vit bien lors de leur première tentative pour obtenir l'ouverture d'un collège parisien. « La Faculté de théologie, qui a mission de sauvegarder en France les principes de la religion, déclara par décret du 1er décembre 1554, que « cette société, lui parait extrêmement dangereuse, en ce qui concerne la foi, qu'elle est ennemie de la paix de l'Eglise, funeste à l'état monastique et semble plutôt née pour la ruine que pour l'édification ».(34)
Les Pères sont pourtant autorisés à s'installer dans un coin de l'Auvergne, à Billom. C'est de là qu'ils organisent une vaste prédication contre la Réforme dans' les provinces du Midi. Le fameux Lainez, l'homme du Concile de Trente, se distingue dans la polémique, notamment au Colloque de Poissy, essai malheureux de conciliation des deux doctrines (1561).
Grâce à la reine-mère, Catherine de Médicis, l'Ordre ouvre son premier établissement parisien, le Collège de Clermont, qui fait concurrence à l'Université. L'opposition de celle-ci, comme du clergé lui-même et du Parlement, est plus ou moins apaisée par des concessions, au moins verbales, de la part de la Compagnie qui promet de se conformer au droit commun ; mais ce n'est pas sans que l'Université ait longuement lutté contre l'introduction d' « hommes soudoyés au dépens de la France pour s'armer contre le roi et les siens », selon les termes d'Estienne Pasquier, dont un proche avenir allait vérifier la justesse.
« Qu'ils (les Jésuites) aient « approuvé » la Saint-Barthélemy (1572), la question ne se pose pas. « Préparé ? » Qui peut le dire ?... La politique de la Compagnie, subtile et souple dans sa démarche, est claire dans ses buts ; c'est la politique des papes : « détruire l'hérésie ». Tout doit être subordonné à ce dessein majeur. « Catherine de Médicis l'a servi, et la Compagnie peut compter sur les Guise »(35).
Mais ce dessein majeur, si bien servi par le massacre de la nuit du 24 août 1572, provoque une terrible flambée de haine fratricide.
Trois ans plus tard, c'est la Ligue, après l'assassinat du duc de Guise, surnommé « le roi de Paris », et l'appel à Sa Majesté Très Chrétienne pour lutter contre les protestants.
« Henri III, politique dans l'âme, s'efforce d'échapper à la guerre de religion. Il s'entend avec Henri de Navarre, groupe les protestants et le gros des catholiques modérés, des catholiques d'Etat, si l'on préfère, contre Paris, la Ligue, ces partisans, ces Romains enragés que soutient l'Espagne...
« Les Jésuites puissants dans Paris crient que le roi de France cède à l'hérésie.. Le Comité directeur de la Ligue délibère dans la maison des Jésuites de la rue Saint-Antoine. Est-ce l'Espagne qui tient Paris ? A peine. La Ligue ? La Ligue n'est qu'un instrument en des mains adroites... « Cette Compagnie de Jésus, qui, depuis trente ans, lutte au nom de Rome... voilà le maître secret de Paris ».
« C'est ainsi qu'Henri III est assassiné. Assurément, l'héritier est un protestant, et le meurtre apparaît donc, de ce point de vue, impolitique au premier chef, mais ne peut-on penser que ceux qui le combinèrent, qui poussèrent le jacobin Clément, spéculaient sur un soulèvement de la France catholique, contre l'héritier huguenot ? Le fait est qu'un peu plus tard le Jésuite Camelet traita Jacques Clément d'« ange », et que le Jésuite Guignard, qui par la suite devait être pendu, proposait à ses élèves, pour bien leur ouvrir l'esprit, des textes tyrannicides en diable, comme sujets de thèmes latins ».(36)
On lisait entre autres choses dans ces exercices scolaires :
« Jacques Clément a fait un acte méritoire inspiré par le Saint-Esprit... Si on peut guerroyer le Béarnais, qu'on le guerroye ; si on ne peut le guerroyer, qu'on le fasse mourir... » Et aussi : « On a fait une grande faute à la Saint-Barthélémy, de ne point saigner la veine basilique (royale) ».(37)
De fait, en 1592, un certain Barrière, qui tenta d'assassiner Henri IV, déclara avoir été poussé par le Père Varade, recteur des Jésuites de Paris. En 1594, même tentative par Jean Châtel, ex-élève des Jésuites, et qui s'était confessé à l'un d'eux avant l'attentat. C'est alors que furent saisis chez le Père Guignard les textes ci-dessus. « Le Père fut pendu en place de Grève, cependant que le roi confirmait l'édit du Parlement bannissant du royaume les fils de Loyola, comme « corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, et nos ennemis et de l'Etat et de la couronne de France... ».
L'édit ne fut pourtant pas exécuté dans toute sa rigueur, et en 1603 il était rapporté par la volonté du roi, contre l'avis des Parlements. Le général des Jésuites Aquaviva avait habilement manoeuvré en faisant espérer à Henri IV que l'Ordre, rétabli en France, y servirait avec loyalisme les intérêts nationaux. Comment le Béarnais, pourtant subtil, put-il croire que ces Romains fanatiques accepteraient vraiment l'Edit de Nantes (1498), qui fixait les droits des protestants en France, et, pis encore, qu'ils l'appuieraient dans ses projets contre l'Espagne et l'Empereur ? Le fait est qu'Henri IV prit pour confesseur, et de plus précepteur du Dauphin, un des membres les plus distingués de la Compagnie, le Père Cotton(38 bis). Or, le 16 mai 1610, à la veille d'entrer en campagne contre l'Autriche, il était assassiné par Ravaillac qui avoua s'être inspiré des écrits des Pères Mariana et Suarez, préconisant le meurtre des « tyrans » hérétiques ou insuffisamment dévoués aux intérêts de la papauté. Le due d'Epernon, qui occupait le roi à lire une lettre tandis que l'assassin le guettait, était notoirement l'homme des Jésuites, et Michelet a démontré que ceux-ci connaissaient le projet d'attentat. « En effet, Ravaillac s'était confessé au Père jésuite d'Aubigny peu de temps auparavant, et quand les juges interrogèrent le prêtre, il se contenta de répondre que Dieu lui avait accordé le don d'oublier immédiatement les aveux qu'on lui faisait au confessionnal »(38).
Le Parlement, persuadé que Ravaillac n'avait été que l'instrument de la Compagnie, fit brûler le livre de Mariana par la main du bourreau.
« Heureusement, Aquaviva était toujours là. Ce grand général, une fois de plus, sut manoeuvrer ; il condamna, dans les termes les plus sévères, la légitimité du tyrannicide. La Compagnie a toujours eu des écrivains qui, dans le silence de leur cabinet, exposent la doctrine dans toute sa rectitude, et de grands esprits politiques qui lui mettent, à l'occasion, les masques nécessaires. »(39)
Grâce à la régente, circonvenue par le Père Cotton, la Société de Jésus sortit indemne de l'orage. Sa richesse, le nombre de ses établissements et de ses adhérents ne ,cessaient de grandir. Mais quand Louis XIII monta sur le trône et que Richelieu prit en mains les affaires, elle se heurta à forte partie. Le cardinal n'était pas homme à permettre que l'on contrecarrât sa politique. Le Jésuite Caussin, confesseur du roi, eut lieu de s'en apercevoir quand il fut interné à Rennes, par ordre de Richelieu, comme criminel d'Etat. Cet acte d'énergie donna ,les meilleurs fruits. L'ordre courba l'échine et, pour se maintenir en France, alla jusqu'à collaborer à l'oeuvre du redoutable ministre.
On lit à ce propos dans H. Boehmer:
« L'absence d'égards vis-à-vis de l'Eglise, que le gouvernement français, depuis Philippe le Bel, a toujours montrée dans les conflits entre les intérêts nationaux et les intérêts ecclésiastiques, avait été, cette fois encore, pour la France, la meilleure des politiques. »(40)
Avec l'avènement de Louis XIV, allait commencer pour l'Ordre, en France, le temps de sa plus grande prospérité. Le « laxisme » des confesseurs jésuites, cette habile indulgence dont ils usaient par système pour attirer à eux les pécheurs peu soucieux de faire pénitence, trouvait à s'employer tant à la ville qu'à la Cour, et notamment auprès du roi, dévot, certes, mais plus encore galant.
Sa Majesté entendait ne point renoncer à ses liaisons amoureuses, et son directeur de conscience se gardait bien d'exiger qu'il les sacrifiât, nonobstant l'adultère. Aussi, toute la famille royale fut-elle bientôt pourvue de confesseurs jésuites, tandis que le crédit de ceux-ci ne cessait de s'étendre dans la bonne société. En vain, les curés de Paris attaquaient-ils dans leurs « Ecrits » la morale relâchée des casuistes de la célèbre Compagnie. En vain, le grand Pascal intervenait-il, en faveur des Jansénistes, dans la grande querelle théologique de l'époque, et vouait-il, par les « Lettres provinciales », leurs adversaires trop mondains à un éternel ridicule.
En dépit des rieurs, la Compagnie était trop bien en Cour pour que la victoire ne lui restât pas, en fin de compte. Ce furent les Messieurs de Port-Royal qui succombèrent. Mais l'Ordre allait remporter encore un autre succès pour Rome, et par voie de conséquence, contre l'intérêt national. Il va sans dire qu'il n'avait supporté qu'à contre-coeur la pacification religieuse assurée par l'Edit de Nantes, et avait continué de mener une guerre sourde contre les réformés français. Le Roi-Soleil vieillissant tournait de plus en plus à la bigoterie sous l'influence de Mme de Maintenon et du Père La Chaise, son confesseur. Dès 1681, il se laissa persuader de reprendre la persécution contre les protestants. Enfin, le 17 octobre 1685, il signait la révocation de l'Edit de Nantes, mettant ainsi hors la loi ceux de ses sujets qui refuseraient de revenir à la religion catholique. Bientôt, pour accélérer les conversions, on en vint à ces fameuses « dragonnades » qui ont laissé leur nom sinistre, depuis lors, à toutes les tentatives d'apostolat par le fer et le feu. Tandis que les fanatiques applaudissaient, les protestants fuyaient en masse le royaume. Selon le maréchal Vauban, la France perdit ainsi 400.000 habitants et 60 millions de francs. Industriels, négociants, armateurs, habiles artisans, passaient à l'étranger et lui apportaient le concours de leurs capacités.
« Le 17 octobre 1685 fut pour les Jésuites un jour de victoire, la récompense finale pour cent vingt-cinq ans d'une guerre sans répit. Mais c'est l'Etat qui a payé les frais de la victoire des Jésuites.
« La dépopulation, la diminution de la prospérité nationale, telles furent les conséquences matérielles fort sensibles de leur triomphe, et ensuite un appauvrissement spirituel auquel la meilleure école des Jésuites ne pouvait remédier. Voilà ce que la France a subi et a plus tard fait chèrement payer à la Société de Jésus. »(41)
Sans doute, au siècle suivant, les fils de Loyola devaient voir, non seulement la France, mais toutes les nations européennes, les rejeter violemment de leur sein - mais ce fut, une fois encore, seulement pour un temps,, et ces fanatiques janissaires de la papauté n'avaient pas fini d'accumuler les ruines, dans la poursuite de leur impossible idéal.