FONDATION DE L'ORDRE DES JESUITES(Suite)
LES EXERCICES SPIRITUELS
Ignace, cependant, lorsqu'il put enfin quitter Monresa, était loin de prévoir le destin qui lui échoirait, mais le souci de son propre salut ne l'absorbait plus tout entier, et c'est en missionnaire, et non en simple pèlerin, qu'il s'embarqua pour la Terre Sainte en mars 1523. Il arriva le premier septembre à Jérusalem, après bien des aventures, mais pour en repartir bientôt, sur l'ordre du provincial des Franciscains qui ne se souciait pas de voir compromettre, par un prosélytisme inopportun, la paix précaire qui régnait entre les chrétiens et les Turcs.
Le missionnaire ainsi déçu passa par Venise, Gênes, Barcelone, et commença enfin à l'université d'Alcala des études théologiques, non sans pratiquer déjà la «cure d'âmes » auprès d'auditeurs bénévoles.
« On se rend compte de l'énergie avec laquelle il appliquait sa méthode religieuse, même au sexe faible, en voyant que les évanouissements constituaient une des manifestations de piété les plus habituelles dans ces conventicules. On comprend qu'une propagande aussi ardente ait éveillé la curiosité, puis les soupçons des inquisiteurs...
« En avril 1527, l'Inquisition mit Ignace en prison, pour entamer contre lui un procès formel d'hérésie. L'instruction s'occupa, non seulement des singuliers accidents provoqués chez les dévotes, mais aussi des singulières assertions de l'accusé au sujet de la puissance merveilleuse que lui conférait sa chasteté, et de ses bizarres théories sur la différence entre les péchés mortels et les péchés véniels, théories qui ont des affinités frappantes avec les distinctions fameuses des casuistes jésuites de l'époque ultérieure(10).
Relaxé, mais avec interdiction de tenir des réunions, Ignace passe à Salamanque, y reprend la même activité, excite les mêmes soupçons chez les inquisiteurs, est de nouveau emprisonné, puis remis en liberté avec défense de continuer son activité de directeur des âmes. C'est alors qu'il se rend à Paris, pour y poursuivre ses études au Collège de Montaigu. Ses efforts pour endoctriner ses camarades selon sa méthode particulière lui valent encore des démêlés avec l'Inquisition. Devenu plus prudent, il se contente de réunir autour de lui six de ses condisciples, dont deux seront des recrues de haute valeur : Salmeron et Lainez.
« Qu'y avait-il en lui qui attirât si puissamment les jeunes âmes vers ce vieil étudiant ? C'était son idéal, et un charme qu'il portait avec lui : un petit livre, un livre minuscule, qui, malgré sa petitesse, est du nombre des livres qui ont décidé du sort de l'humanité, qui a été imprimé à un nombre infini d'exemplaires, et a été l'objet de plus de 400 commentaires, le livre fondamental des Jésuites, et en même temps le résumé du long développement intérieur de leur maître : les « Exercices spirituels »(11).
« Ignace, dit plus loin M. Boehmer, a compris, plus clairement qu'aucun des conducteurs d'âmes qui l'ont précédé, que le meilleur procédé pour élever un homme conformément à un certain idéal, c'est de se rendre maître de son imagination. On fait ainsi « pénétrer en lui des forces spirituelles qu'il lui serait ensuite bien difficile d'éliminer », des forces qui sont plus résistantes que tous les principes et que les meilleures doctrines, qui, sans même qu'on les évoque, resurgissent souvent après des années des profondeurs les plus secrètes de l'âme, s'imposent à la volonté avec une telle puissance qu'elle est contrainte de ne plus tenir aucun compte des mobiles ou des raisonnements qui pouvaient leur faire obstacle, pour suivre leur irrésistible impulsion »(12).
Ainsi toutes les « vérités » du dogme catholique devront être non seulement méditées, mais traduites en représentations sensibles, par celui qui se livre à ces « Exercices », avec l'aide d'un « directeur ». Il convient pour lui d' « assister au mystère comme s'il y était présent », de le revivre en quelque sorte avec toute l'intensité possible. La sensibilité du postulant s'imprègne ainsi d'images-forces dont la persistance dans sa mémoire, et plus encore dans son subconscient, sera à la mesure de l'effort qu'il aura fourni pour les évoquer et les assimiler. Outre la vue, ce sont encore les autres sens, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, qui doivent concourir à l'illusion. En somme, c'est de l'autosuggestion dirigée. La révolte des anges, Adam et Eve chassés du Paradis, le tribunal de Dieu, puis les scènes évangéliques et les phases de la Passion, revivent ainsi quasiment en présence réelle, devant le retraitant. Les tableaux suaves et béatifiques alternent avec les plus sombres, suivant une proportion et un rythme habilement dosés. Mais il va sans dire que l'Enfer a la plus large part dans ce défilé de lanterne magique, avec sa mer de flammes où se débattent les damnés, l'affreux concert des hurlements, l'atroce puanteur du soufre et de la chair grillée. Cependant, le Christ est toujours là pour soutenir le visionnaire, qui ne sait comment lui rendre grâces de n'avoir pas été encore précipité dans la géhenne pour le prix de ses péchés passés.
« Or, a écrit Edgar Quinet, ce ne sont pas les visions seules qui sont ainsi imposées ; ce que vous ne supposeriez jamais, les soupirs même sont notés, l'aspiration, la respiration est marquée, les pauses, les intervalles de silence sont écrits d'avance comme sur un livre de musique. Vous ne me croiriez pas, il faut citer : « Troisième manière de prier en mesurant d'une certaine façon les paroles et les temps de silence ». Ce moyen consiste à omettre quelques paroles entre chaque souffle, chaque respiration ; et un peu plus loin : « Que l'on observe bien les intervalles égaux entre les aspirations, les suffocations et les paroles ». (Et paria anhelituum ac vocum interstitia observet) ; ce qui veut dire que l'homme inspiré ou non, n'est plus qu'une machine à soupirs, à sanglots, qui doit gémir, pleurer, s'écrier, suffoquer à l'instant précis, et dans l'ordre où l'expérience a démontré que cela était le plus profitable ».(12 bis).
On comprend qu'après quatre semaines consacrées à ces Exercices de haute école, et de haute tension, dans la seule compagnie de son directeur, le postulant soit suffisamment mûr pour le dressage subséquent.
C'est ce que constate encore Quinet, quand il dit du créateur de cette méthode hallucinatoire :
« Savez-vous ce qui le distingue de tous les ascètes du passé ? c'est qu'il a pu froidement, logiquement s'observer, s'analyser dans cet état de ravissement, qui chez tous les autres exclut l'idée même de réflexion. Imposant à ses disciples, comme opérations, des actes qui, chez lui, ont été spontanés, trente jours lui suffisent pour briser, par cette méthode, la volonté, la raison, à peu près comme un cavalier qui dompte son coursier. Il ne demande que trente jours « triginta dies », pour réduire une âme. Remarquez, en effet, que le jésuitisme se développe en même temps que l'inquisition moderne ; pendant que celle-ci disloquait le corps, les Exercices spirituels disloquaient la pensée sous la machine de Loyola »(12 ter).
Au reste, on ne saurait trop approfondir sa vie « spirituelle », même si l'on n'a pas l'honneur d'être Jésuite, et la méthode ignacienne est à recommander aux ecclésiastiques en général aussi bien qu'aux fidèles, comme le rappelle, entre autres commentateurs, le R.P. Pinard de la Boullaye, s.j., auteur de « L'Oraison mentale à la portée de tous », inspirée de saint Ignace - petit guide-âme fort précieux, mais dont le titre, à ce qu'il nous semble, serait plus explicite encore si l'on y substituait « aliénation » à « oraison ».
3 FONDATION DE LA COMPAGNIE
C'est dans une chapelle de Notre-Dame de Montmartre, le jour de l'Assomption, en 1534, que se constitua la Société de Jésus.
Cette année-là, Ignace avait quarante-quatre ans. Après avoir communié, l'animateur et ses compagnons ont fait voeu d'aller en Terre Sainte, aussitôt achevées leurs études, pour convertir les Infidèles. Mais l'année suivante, à Rome, le pape, qui organisait alors, avec l'Empereur d'Allemagne et la République de Venise, une croisade contre les Turcs, leur démontra en conséquence l'impossibilité de réaliser leur projet. Ignace décida donc de se vouer, lui et ses compagnons, à la mission en terre chrétienne. A Venise, son apostolat suscita encore les soupçons de l'Inquisition, et ce fut seulement en 1540 que fut confirmée à Rome, par Paul III, la constitution de la Compagnie de Jésus, qui se mettait à la disposition du pape en s'engageant envers lui à une obéissance sans condition. L'enseignement, la confession, la prédication, l'activité charitable constituaient le champ d'action du nouvel Ordre, mais la mission étrangère n'en était pas exclue puisque, en 1541, François Xavier s'embarquait à Lisbonne avec deux compagnons, pour aller évangéliser l'Extrême-Orient. Enfin, en 1546, allait commencer la carrière politico-religieuse de la Compagnie, par le choix que fit le pape, de Lainez et de Salmeron, pour le représenter au Concile de Trente, en qualité de « théologiens pontificaux ».
« L'Ordre, écrit M Boehmer, n'était donc encore employé comme « Compagnie du pape » que d'une manière temporaire. Mais il s'acquittait de ses fonctions avec tant de promptitude et d'habileté, que, déjà sous Paul Ill, il s'implanta solidement dans tous les genres d'activité qu'il avait choisis, et, déjà sous Paul III, il avait gagné pour toujours la confiance de la Curie »(12 quater).
Cette confiance était amplement justifiée, car les Jésuites, et Lainez en particulier, se montrèrent, avec leur ami dévoué, le cardinal Morone, les champions aussi habiles qu'inlassables de l'autorité pontificale et de l'intangibilité du dogme, durant les trois périodes du Concile, qui ne prit fin qu'en 1562. Par leurs savantes manoeuvres, autant que par leur dialectique serrée, ils réussirent à mettre en échec l'opposition et à faire repousser toutes les prétentions « hérétiques » : mariage des prêtres, communion sous les deux espèces, usage de la langue vulgaire dans le service divin, et, surtout, réforme de la papauté. Seule fut retenue la réforme des couvents. Lainez même, par une vigoureuse contre-attaque, soutint le dogme de l'infaillibilité pontificale, qui devait être promulgué trois siècles plus tard par le Concile du Vatican(13). Grâce à l'action persévérante des Jésuites, le Saint-Siège sortait renforcé de la crise où il avait failli sombrer. Ainsi se vérifiaient les termes par lesquels Paul III avait désigné le nouvel Ordre, dans sa bulle d'autorisation : « Regimen Ecclesiae militantis ».
Ce caractère combatif allait s'affirmer de plus en plus, par la suite, en même temps que l'activité des fils de Loyola se concentrerait, outre les missions étrangères, dans la « direction » des âmes, particulièrement celles des classes dirigeantes -- c'est-à-dire dans la politique, puisque tous les efforts de ces « directeurs » tendent vers la soumission du monde à la papauté, et qu'à cet effet il s'agit d'abord de conquérir les « têtes ». Pour réaliser cet idéal, deux armes principales : la confession des grands et des gens en place et l'éducation de leurs enfants. Ainsi tiendra-t-on le présent tout en préparant l'avenir.
Le Saint-Siège a vite compris quelle force lui apportait l'Ordre nouveau. Il avait d'abord limité à soixante le nombre de ses membres, mais cette restriction a été promptement levée. Quand Ignace meurt, en 1556, ses fils sont à l'oeuvre chez les païens, aux Indes, en Chine, au Japon, dans le Nouveau Monde, mais aussi et surtout en Europe : en France, en Allemagne du Sud et de l'Ouest, où ils luttent contre l' « hérésie », en Espagne, au Portugal, en Italie, et jusqu'en Angleterre, où ils pénètrent par l'Irlande - et leur histoire, abondante en vicissitudes, sera celle du réseau « romain » qu'ils s'efforceront de tendre sur le monde, avec ses mailles incessamment déchirées et reprises.
4 L'ESPRIT DE L'ORDRE
« Ne l'oublions pas, écrit le R.P. jésuite Rouquette, historiquement, l' « ultramontanisme » a été l'affirmation pratique de l' « universalisme »... Cet universalisme nécessaire reste un vain mot, s'il ne se traduit pas par une cohésion pratique de la chrétienté, c'est-à-dire par une obéissance : c'est pourquoi Ignace a voulu que son équipe soit à la disposition du pape... Elle sera le champion de l'unité catholique, unité qui ne peut être assurée que par la soumission effective au vicaire du Christ(13 bis)».
Cet absolutisme monarchique qu'Ils entendaient imposer dans I'Eglise romaine, les Jésuites n'ont pas moins travaillé à en assurer le maintien dans la société civile, puisque, en bons « intégristes », ils devaient considérer les souverains comme des mandataires au temporel du Saint-Père, véritable chef de la chrétienté ; ils furent toujours les plus fermes soutiens des monarques, à la condition, toutefois, que ceux-ci témoignassent, envers leur suzerain commun, d'une entière docilité.
Mais, dans le cas contraire, les princes « rebelles » trouvaient en eux les plus redoutables ennemis.
« Partout où en Europe les intérêts de Rome exigeaient qu'on excitât le peuple à se soulever contre son roi, que l'on combattît par l'intrigue, la propagande et, au besoin, par la révolte ouverte, les décisions gênantes pour l'Eglise prises par un prince temporel, la Curie savait qu'elle ne pouvait trouver plus habiles, plus sûrs et plus hardis que les Pères de la Compagnie de Jésus »(14).
Nous avons vu par l'esprit des « Exercices » combien le fondateur de la Compagnie apparaît, dans son mysticisme simpliste, en retard sur son siècle. Il ne l'était pas moins en matière de discipline ecclésiastique et, d'une façon générale, dans sa conception de la subordination. Les « Constitutions », qui sont, avec les « Exercices », le monument fondamental de la pensée ignacienne, ne laissaient aucun doute à ce sujet. Quoi qu'en aient pu dire - aujourd'hui surtout - ses disciples, pour ne pas heurter de front les idées modernes en cette matière, l'obéissance tient dans ce compendium des règles de l'Ordre une place toute particulière, et, sans contredit, la première. M. Folliet peut prétendre n'y voir que « l'obéissance religieuse » tout court, nécessaire à toute congrégation ; le R.P. Rouquette peut écrire audacieusement : « Loin d'être une diminution de l'homme, cette obéissance, intelligente et voulue, est le sommet de la liberté... elle est une libération de l'esclavage de nous-mêmes... », il suffit de se reporter aux textes pour saisir le caractère outrancier et même monstrueux de cette soumission de l'esprit et de l'âme imposée aux Jésuites, et qui en a toujours fait non seulement des instruments dociles dans les mains de leurs supérieurs, mais encore, par leur formation même. les ennemis naturels de toute liberté.
Le fameux « perinde ac cadaver » (comme un cadavre entre les mains du laveur de morts), peut bien se retrouver « dans toute la littératurespirituelle «, comme le dit M. Folliet, et même en Orient, dans la Constitution des Haschichins, ainsi que bien d'autres comparaisons célèbres tirées de la même source ignacienne : « comme un bâton qui obéit à toutes les impulsions, comme une boule de cire qui peut être modelée ou étirée dans tous les sens, comme un petit crucifix qu'on peut élever et mouvoir à sa volonté » ; ces aimables formules n'en restent pas moins révélatrices, et les commentaires et éclaircissements de la main même du créateur de l'Ordre ne laissent aucun doute sur le plein sens qu'il convient de leur attribuer. D'ailleurs, chez les Jésuites, ce n'est pas seulement la volonté, mais aussi la raison et jusqu'au scrupule moral, qui doivent être sacrifiés à la primordiale vertu d'obéissance, dont Borgia disait qu'elle était « le rempart le plus solide de la Société ».
« Persuadons-nous que tout est juste quand le supérieur l'ordonne », écrit Loyola. Et encore : « Quand même Dieu t'aurait proposé pour maître un animal privé de raison, tu n'hésiteras pas à lui prêter obéissance, ainsi qu'à un maître et à un guide, par cette raison seule que Dieu l'a ordonné ainsi. »
Bien mieux : le Jésuite doit voir en son supérieur, non un homme faillible, mais le Christ lui-même. J. Huber, professeur de théologie catholique à Munich, et auteur de l'un des plus importants ouvrages sur les Jésuites, écrit :
« On Va constaté : les « Constitutions » répètent cinq cents fois qu'il faut voir en la personne du Général, le Christ »(15).
L'assimilation tant de fois faite de la discipline de l'Ordre à celle de l'armée est donc faible auprès de la réalité. « L'obéissance militaire n'est pas l'équivalent de l'obéissance jésuitique ; cette dernière est plus étendue, car elle s'empare toujours de l'homme tout entier et elle ne se contente pas, comme la première, de l'acte extérieur, elle exige le sacrifice de la volonté, la suspension du jugement propre »(16).
Ignace écrit lui-même dans sa lettre aux Jésuites du Portugal « que l'on doit voir noir ce qui apparaît blanc, si l'Eglise le déclare ainsi. »
Tel est ce « sommet de la liberté », telle est cette « libération de l'esclavage de nous-mêmes », vantés plus haut par le R.P. Rouquette. Certes, le jésuite est vraiment libéré de soi-même, puisqu'il est entièrement asservi à ses chefs et que tout doute, tout scrupule lui serait imputé à péché.
« Dans les additions aux « Constitutions », écrit M. Boehmer, il est conseillé aux supérieurs, pour éprouver les novices, de leur commander, comme Dieu à Abraham, des choses en apparence criminelles, tout en proportionnant ces tentations aux forces de chacun. On imagine sans peine quels pouvaient être les dangers d'une pareille éducation »(17).
L'histoire mouvementée de l'Ordre - il n'est guère de pays dont il n'ait été expulsé - témoigne assez que ces dangers ont été reconnus par tous les gouvernements, même les plus catholiques. En introduisant dans les cours et parmi les classes élevées des « fidawis » aussi aveuglément dévoués, la Compagnie - championne de l'universalisme, donc de l'ultramontanisme - devait fatalement être reconnue comme menaçante pour le pouvoir civil, et cela d'autant mieux que l'activité de l'Ordre, du fait même de sa vocation, tournait de plus en plus à la politique.
Parallèlement devait se développer chez ses membres ce que la voix publique appelle l'esprit jésuitique. Le fondateur, inspiré surtout par les besoins de la « mission », étrangère ou intérieure, n'avait pas négligé pour autant l'habileté. « Une prudence consommée, écrivait-il dans ses « Sententiae asceticae », jointe à une pureté médiocre, vaut mieux qu'une sainteté plus parfaite jointe à une habileté moins grande. Un bon pasteur des âmes doit savoir ignorer beaucoup de choses et feindre de ne pas les comprendre. Une fois maître des volontés, il pourra mener ses élèves en sapience partout où il voudra. Les gens sont entièrement absorbés par les intérêts passagers, il ne faut pas leur parler à brûle-pourpoint de leur âme : ce serait jeter l'hameçon sans amorce, sans appâts. »
La contenance même des fils de Loyola était ainsi précisée :
« Ils doivent tenir la tête un peu baissée sur le devant. sans la pencher ni d'un côté ni de l'autre, ne, point lever les yeux, mais les tenir constamment au-dessous de ceux des personnes à qui ils parlent. de façon à ne les voir qu'indirectement... »(18).
Les successeurs d'Ignace ont bien retenu la leçon et en ont fait l'application la plus étendue à la poursuite de leurs desseins.
5 LES PRIVILEGES DE LA COMPAGNIE
Dès 1558, Lainez, le subtil manoeuvrier du Concile de Trente, est nommé général par la Congrégation, avec pouvoir d'organiser l'Ordre selon son inspiration. Les « Déclarations >, composées par lui-même et Salmeron, sont jointes aux « Constitutions », en manière de commentaires, et ne font qu'accentuer le despotisme du général, élu à vie. Un admoniteur, un procureur et des assistants, résidant comme lui-même à Rome, lui sont adjoints pour l'administration générale de l'Ordre divisé alors en cinq Assistances : Italie, Allemagne, France, Espagne, Angleterre et Amérique réunies. Ces Assistances sont elles-mêmes divisées en Provinces groupant les divers établissements de l'Ordre. Seuls. l'admoniteur (ou surveillant) et les assistants sont nommés par la Congrégation. Le général désigne tous les autres fonctionnaires, promulgue les ordonnances, lesquelles ne doivent pas modifier les Constitutions, gère à son gré les biens de l'Ordre et en dirige l'activité, dont il n'est responsable qu'envers le pape.
A cette milice si étroitement unie dans la main de son chef, et qui a besoin, pour l'efficacité de son action, de la plus grande autonomie, le pape ne manque pas de concéder des privilèges qui paraîtront exorbitants aux autres Ordres religieux.
Déjà, par leurs Constitutions, les Jésuites échappaient à la règle de la clôture comme à celles qui président généralement à la vie monastique. Ils sont en fait des moines vivant « dans le siècle » et ne se distinguant extérieurement en rien du clergé séculier. Mais, au contraire de celui-ci, et même des autres congrégations religieuses, ils ne sont nullement soumis à l'autorité des évêques. Dès 1545, une bulle de Paul III leur permet de prêcher, confesser, distribuer les sacrements, présider au culte, bref, exercer leur ministère sans en référer à l'Ordinaire. Seule, la célébration des mariages sort de leurs attributions.
Ils ont tout pouvoir pour donner l'absolution, convertir les voeux en d'autres plus faciles à remplir, ou même les lever.
« Les pouvoirs du général, relatifs à l'absolution et aux dispenses, sont encore plus étendus », lisons-nous chez M. Gaston Bally. Il peut lever toutes les peines qui ont frappé les membres de la Société avant ou après leur entrée dans l'Ordre, les absoudre de tous les péchés, même du péché d'hérésie et de schisme, de la falsification d'écrits apostoliques, etc...
« Le général absout, en personne ou par l'entremise d'un délégué, tous ceux qui sont placés sous son obédience de l'état d'irrégularité provenant, soit de l'excommunication, soit de la suspension, soit de l'interdit, à la condition que ces censures n'aient pas été infligées pour des excès si extraordinaires que le tribunal papal puisse seul connaître.
« Il absout, en outre, de l'irrégularité provenant de la bigamie, des blessures faites à autrui, du meurtre, de l'assassinat... pourvu que ces mauvaises actions ne soient pas de notoriété publique et n'aient pas fait de scandale »(19).
Grégoire XIII, enfin, conféra à la Compagnie le droit de se livrer au commerce et aux affaires de banque. droit dont elle usa largement par la suite.
Ces dispenses et pouvoirs inouïs étaient garantis de la façon la plus absolue.
« Les papes allèrent même jusqu'à sommer les princes et les rois de défendre ces privilèges ; ils menaçaient de la grande excommunication « latae sententiae » tous ceux qui y porteraient atteinte, et d'après une bulle de Pie V, de l'an 1574, ils accordèrent au général le droit de les rétablir dans leur étendue primitive, envers et contre toutes les tentatives faites pour les diminuer ou les altérer, fût-ce même par des actes de révocation papale...
« En octroyant aux Jésuites ces privilèges exorbitants qui allaient à l'encontre de l'antique constitution de l'Eglise, la papauté ne voulait pas seulement les munir d'armes puissantes pour la lutte contre les « Infidèles », elle voulait surtout s'en servir comme d'une garde du corps pour la défense de son propre et absolu pouvoir dans l'Eglise et contre l'Eglise ».
« Pour conserver la suprématie spirituelle et temporelle qu'ils avaient usurpée au moyen âge, les papes vendirent l'Eglise à l'Ordre de Jésus, et par là ils se livrèrent eux-mêmes entre ses mains... Si la papauté s'appuyait sur les Jésuites, toute l'existence des Jésuites dépendait de la suprématie spirituelle et temporelle de la papauté. De cette façon, les intérêts des deux parties étaient intimement liés »(20).
Mais cette cohorte d'élite avait besoin d'auxiliaires secrets pour dominer la société civile : ce rôle fut dévolu aux affiliés de la Compagnie, dits Jésuites « de robe courte » « Bien des personnages importants furent ainsi liés à la Société : les empereurs Ferdinand II et Ferdinand III, Sigismond III, roi de Pologne, qui avait officiellement fait partie de la Compagnie, le cardinal Infant, un due de Savoie. Et ce ne furent pas les moins utiles »(21).
Il en est de même aujourd'hui, où les 33.000 membres officiels de la Société agissent à travers le monde à la façon d'animateurs, d'officiers d'une véritable armée secrète qui compte dans ses rangs des chefs de partis politiques, des hauts fonctionnaires, des généraux, des magistrats, des médecins, des professeurs de Faculté, etc, attentifs à poursuivre, chacun dans son domaine, «I'Opus Dei», l'oeuvre de Dieu, c'est-à-dire de la papauté.