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LE CYCLE INFERNAL(Suite)


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8 LE PAPE JEAN XXIII JETTE LE MASQUE

 

De toutes les fictions solidement accréditées en ce bas monde, l'esprit de paix et de concorde attribué au Saint-Siège est peut-être la plus difficile à déraciner - tant cet esprit semble inhérent à la nature même du Magistère apostolique.

 

En dépit des leçons de l'Histoire, mal connues ou trop vite oubliées, celui qui se dit le vicaire de Dieu apparait encore à beaucoup comme devant nécessairement incarner l'idéal d'amour et de fraternité prêché par l'Evangile. La logique, aussi bien que le sentiment, ne le veut-elle pas ainsi ?

 

Sans doute, les occasions ne manquent pas de constater qu'il faut beaucoup rabattre, dans la pratique, de ce préjugé favorable - et nous croyons l'avoir suffisamment montré. Mais l'Eglise est prudente - comme elle le rappelle volontiers - il est rare qu'elle n'enveloppe pas son action réelle des précautions indispensables pour ménager tant bien que mal les apparences. « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée », dit le proverbe. Mais mieux vaut encore posséder l'une et l'autre - voire l'une par l'autre. C'est là une maxime dont le Vatican - colossalement riche - ne manque pas de s'inspirer. L'âpre politique de domination qu'il poursuit se revêt toujours de prétextes « spirituels » et hautement humanitaires, proclamés « urbi et orbi » par une intense propagande, telle que la permet une ceinture bien dorée - et la « bonne renommée » ainsi préservée maintient l'afflux de l'or vers la dite ceinture.

 

Le Vatican ne s'écarte guère de cette ligne de conduite, et lors même que sa prise de position dans les affaires internationales se révèle clairement par l'attitude de sa hiérarchie, il ne laisse pas d'entretenir la légende de sa haute impartialité au moyen de ces textes aussi solennels qu'ambigus que sont les encycliques et autres documents pontificaux. De nos jours, l'époque hitlérienne a multiplié les exemples de cette sorte. Du reste, pourrait-il en être autrement d'un Magistère qui se prétend à la fois transcendant et universel ?

 

Bien rares sont les cas où l'on a vu tomber ce masque. Pour que le monde assiste à ce spectacle peu banal, il ne faut rien de moins qu'une conjoncture où le Saint-Siège estime engagés ses intérêts vitaux. Alors seulement, il renonce à toute équivoque, et jette ouvertement sur un des plateaux de la balance tout le crédit dont il dispose.

C'est ce qu'on a pu voir le 7 janvier 1960, à Rome, à propos de la conférence « au sommet » qui devait réunir les chefs de gouvernements de l'Est et de l'Ouest, pour tenter de fixer les conditions d'une coexistence vraiment pacifique entre les tenants de deux idéologies opposées.

 

A vrai dire, la position du Vatican devant un tel projet n'avait rien de douteux. Aux Etats-Unis, le cardinal Spellman l'avait suffisamment montré en engageant les catholiques à manifester leur hostilité à M. Krouchtchev, lors du voyage où il était l'hôte du président américain. D'autre part, sans se prononcer nettement, S.S. Jean XXIII avait marqué peu d'enthousiasme pour la « détente » dans son message de Noël. L' « espoir » qu'il exprimait de voir la paix s'instaurer sur la terre, voeu obligé des documents de cette sorte, apparaissait bien pâle, assorti qu'il était de maints appels à la prudence à l'adresse des gouvernants occidentaux. Mais enfin, jusque là, le Saint-Siège sauvait la face.

 

Que se passa-t-il en moins de deux semaines ? Un autre « espoir » longuement caressé - celui de voir échouer le premier - se révéla-t-il vain ? La décision du président de la République italienne, M. Gronchi, de se rendre à Moscou suffit-elle à faire déborder le vase des amertumes vaticanes ?

 

Quoi qu'il en fût, le 7 janvier l'orage éclatait brusquement - et les foudres ecclésiastiques s'abattaient avec une rare violence sur les hommes d'Etat, « chrétiens », coupables de vouloir en finir avec la guerre froide.

 

On lit dans « Le Monde » du 8 janvier:

« Le jour où le président de la République italienne devait s'envoler pour rendre une visite officielle, minutieusement négociée, aux dirigeants de Moscou, le cardinal Ottaviani, qui avait succédé au cardinal Pizzardo comme secrétaire de la congrégation du Saint-Office, c'est-à-dire comme chef du tribunal suprême de l'Eglise, a prononcé un discours stupéfiant à la basilique de Sainte-Marie-Majeure à l'occasion d'un office matinal propitiatoire pour « l'Eglise du Silence. Jamais peut-être un prince de l'Eglise, placé à la tête d'un des dicastères importants du Vatican, n'avait attaqué avec un tel acharnement les pouvoirs publics soviétiques, ni morigéné autant les pouvoirs publics occidentaux qui traitent avec eux. »

 

De ce discours furibond, de cette « philippique », « Le Monde » donnait des extraits substantiels qui justifiaient amplement le qualificatif de « stupéfiant » qu'il venait d'employer « Les temps de Tamerlan ont eu leur retour historique », affirmait le cardinal Ottaviani - et les dirigeants russes étaient qualifiés de « nouveaux antéchrists » qui « déportent, emprisonnent, massacrent, font en somme le désert ».

 

L'orateur s'indignait que personne ne soit plus « effaré de leur donner la main -», que, « au contraire, on engage une course pour savoir qui arrivera le premier à la leur serrer et à échanger avec eux de doux sourires ». Puis il rappelait que Pie XII s'était retiré à Castelgandolfo quand Hitler vint à Rome --- oubliant toutefois d'ajouter que ce même pontife n'en conclut pas moins avec le dit Hitler un Concordat fort avantageux pour l'Eglise

L'astronautique n'était pas épargnée dans cette violente diatribe : témoin la charge contre « l'homme nouveau... qui croit violer le Ciel par des prouesses spatiales et démontrer ainsi encore une fois que Dieu n'existe pas «.

Les « politiciens et hommes politiques » occidentaux, qui se montrent, d'après le cardinal, « comme abêtis par la terreur », se voyaient sévèrement morigénés - ainsi que tous les « chrétiens » qui « ne réagissent plus, ne bondissent plus... »

 

Enfin, venait cette conclusion virulente - et significative :

« Pouvons-nous nous considérer comme satisfaits d'une détente quelconque quand, en premier lieu, il n'y a pas de détente dans l'humanité sans le plus élémentaire sens de respect des consciences, de notre foi, du visage du Christ encore une fois couvert de crachats, couronné d'épines et giflé ? Et on peut tendre la main à qui fait cela ? »

 

Ces accents dramatiques ne sauraient nous faire oublier que le Vatican est fort mal venu à parler de « respect des consciences », lui qui les opprime sans la moindre vergogne, dans les pays où il domine, tels que l'Espagne franquiste où il persécute les protestants. En vérité, il y a une singulière impudence - de la part du secrétaire du Saint-Office, surtout ! - à exiger d'autrui ce « sens élémentaire », alors que I'Eglise romaine le répudie absolument.

 

L'encyclique « Quanta cura » et le « Syllabus » sont formels :

« Anathème à qui dira : chaque homme est libre d'embrasser ou de professer la religion qu'il aura réputée vraie d'après les lumières de sa raison. » (« Syllabus », article XV).

 

« ... Un délire : l'opinion que la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme. » (Encyclique « Quanta cura »).

 

A en juger par la façon dont il traite les « hérétiques », peut-on s'étonner que le Vatican condamne par principe tout essai d'accommodement des Etats « chrétiens » avec d'autres Etats qui professent officiellement l'athéisme ? « Non est pax impilis » - « Pas de paix pour les impies!»

 

Et le Père jésuite Cavalli, après bien d'autres, proclame que cette « intransigeance » est pour l'Eglise romaine « la plus impérative de ses lois ».

 

En contre-partie à cette explosion de fureur cardinale, citons un autre article du « Monde », paru dans ce même numéro du 9 janvier 1960:

« L'humanité approche d'une situation où l'annihilation réciproque devient une possibilité. Il n'est aucun fait dans le monde d'aujourd'hui qui égale celui-ci en importance... Il faut donc accomplir un effort incessant pour une juste paix ». Ainsi s'exprimait, hier jeudi, devant le Congrès des Etats-Unis, le président Eisenhower au moment même où le cardinal Ottaviani à Rome condamnait dans la coexistence un acquiescement au crime de Caïn. »

L'opposition ne peut être plus éclatante entre deux modes de pensée : l'humain et le théocratique - ni plus flagrant le danger mortel que fait courir au monde ce foyer de fanatisme aveugle qu'on appelle le Vatican. À son égoïsme « sacré », peu importent les circonstances, la nécessité urgente d'un accord international pour éviter la catastrophe qui menace l'humanité, sous la forme d'une extermination quasi totale.

 

Le secrétaire du Saint-Office - ce tribunal suprême au passé trop connu - ne saurait tenir compte de ces négligeables contingences. Les Russes vont-ils à la messe ? Tout est là. Et si le président Eisenhower ne le comprend pas, c'est qu'il est «comme abêti par la terreur», selon le bouillant «Porporato».

 

Par sa frénésie délirante, l'offensive oratoire du cardinal Ottaviani peut prêter à sourire autant qu'à s'indigner. Et beaucoup penseront que ce boutefeu persuadera difficilement les « chrétiens » de se laisser « atomiser» de bonne grâce. Mais qu'on y prenne garde ! Derrière ce porte-parole du Saint-Siège, il y a toute l'organisation pontificale et surtout cette armée secrète des Jésuites qui ne compte pas de simples soldats. Tous les membres de la fameuse Compagnie exercent leur action au sein des sphères dirigeantes, et cette action, sans vains éclats, peut être singulièrement efficace dans l'occurrence - c'est-à-dire très maléfique.

 

On a laissé entendre de divers côtés que la prise de position brutale du cardinal Ottaviani pourrait ne pas refléter exactement la pensée du Saint-Siège, mais seulement celle du clan dit « intégriste ». La presse catholique, en France tout au moins, s'est efforcée d'atténuer la portée de cette philippique - et « La Croix », notamment, n'en a donné qu'un court extrait d'où toute violence est bannie. Prudent opportunisme, mais qui ne peut donner le change.. Il n'est pas imaginable qu'une telle diatribe, d'une importance politique exceptionnelle, ait pu être lancée de la chaire de Sainte-Marie-Majeure par le secrétaire du Saint-Office, sans l'accord préalable du chef même de cette congrégation, de son « préfet » qui est le Souverain Pontife. Or celui-ci n'a pas désavoué son éloquent subordonné, que l'on sache. Le pape Jean XXIII ne pouvait lancer lui-même cette bombe, mais en se faisant suppléer par un des plus hauts dignitaires de la Curie, il a montré qu'il entendait marquer sa connivence -- de façon que nul n'en ignore

 

D'ailleurs, par une curieuse « coïncidence », un deuxième engin plus modeste - disons : une bombe de poche ou un pétard - explosait au même moment, sous la forme d'un article de l'« Osservatore Romano » condamnant une fois de plus le socialisme, même non marxiste, comme« opposé à la vérité chrétienne ». Toutefois, ceux qui professent cette « erreur » politique ne sont pas excommuniés « ipso facto » comme les communistes. L'espoir leur reste de ne pas aller en Enfer - mais gare au Purgatoire !

 

En manifestant aussi violemment son opposition à toute tentative de rapprochement entre l'Est et l'Ouest, le Vatican comptait-il obtenir quelque résultat positif ?

Espérait-il vraiment intimider les hommes d'Etat qui poursuivent cette politique de paix ? Ou, du moins, se flattait-il de provoquer chez ses fidèles un mouvement contraire à la détente ?

 

Si déraisonnable qu'un tel espoir puisse paraître, il n'est pas impossible qu'il ait hanté ces cerveaux cléricaux. Leur optique spéciale doit les porter à de pareilles illusions. Au surplus, ces augures ne peuvent avoir oublié certaine autre illusion dont ils ont longuement bercé ceux qui leur font confiance - non sans l'avoir eux-mêmes partagée apparemment. Nous voulons parler de cette « conversion de la Russie » que la Sainte Vierge en personne aurait annoncée à Fatima - dès 1917 - à la bergère Lucia, entrée depuis en religion, laquelle en a témoigné avec quelque retard, en 1942, dans les « cahiers » qu'elle a rédigés sur la demande de ses supérieurs.

 

On peut, certes, sourire de cette histoire abracadabrante, mais le fait est que le Vatican - sous le pontificat de Pie XII - l'a propagée dans le monde entier à grand renfort de discours, de prêches, de déclarations solennelles, d'un torrent de livres et de brochures, ainsi que de pérégrinations de la statue de cette nouvelle et très politique Notre-Dame à travers tous les continents - où les animaux eux-mêmes, nous disait-on, venaient lui rendre hommage. Cette propagande tintamarresque est encore bien présente à la mémoire des fidèles - avec des affirmations effarantes telles que celle-ci, parue dans « La Croix » le 1er novembre 1952 :

« Fatima est devenu un carrefour... C'est là, mieux qu'autour des tapis verts, que peut se jouer le destin des nations. »

 

Ses thuriféraires ne peuvent plus se réfugier dans « l'équivoque. L'alternative est parfaitement nette : détente ou guerre froide » - - Le Vatican choisit la guerre - et le fait clairement savoir.

 

Ce choix ne devrait étonner personne - si l'expérience du passé, même le plus récent, était de quelque poids - et, en fait, eût-il provoqué de la surprise chez certains, ce serait surtout, croyons-nous, pour avoir été proclamé tout de go, sans les « nuances » coutumières.

 

On s'explique mieux cette violence, cependant, si l'on songe à l'importance de l'enjeu pour le Magistère romain. Ce serait mal connaître le Vatican que de le supposer capable de renoncer à un espoir aussi vieux que le schisme d'Orient, celui de ramener les orthodoxes sous son obédience à la faveur d'une victoire militaire. Hitler a dû son ascension à cette espérance obstinée - sans que l'échec final de sa Croisade ait pour autant dessillé les yeux de la Curie romaine, quant à la folie d'une telle ambition.

 

Mais plus pressant encore est le désir de libérer en Pologne, en Hongrie en Tchécoslovaquie, cette fameuse « Eglise du Silence » qui n'est devenue telle, d'ailleurs, que par le tour - bien inattendu pour le Saint-Siège - que prit la Croisade nazie. « Qui trop embrasse mal étreint » : sage proverbe, dont ne s'inspireront jamais les fanatiques.

 

Pour reprendre sa marche vers l'Orient, son « Drang nach Osten » clérical et d'abord récupérer ses fiefs perdus, le Vatican compte toujours sur le « bras séculier » germanique, son principal champion européen, auquel il s'agit en premier lieu de redonner force et vigueur. A la tête de l'Allemagne fédérale - tronçon occidental du grand Reich - il avait placé un homme sûr, le chancelier Konrad Adenauer, camérier secret du pape -- et la ligne politique suivie par ce dernier pendant plus de quinze ans porte nettement la marque du Saint-Siège. Avec beaucoup de prudence d'abord, et une affectation opportune d'esprit « libéral », celui que ses compatriotes avaient surnommé « der alte Fuchs » - « le vieux renard » s'est attaché à réaliser le réarmement de son pays. Il va de soi que le réarmement « moral » de la population et de la jeunesse allemande, en particulier, s'imposait dès lors comme le corollaire du premier.

 

C'est ainsi que dans les ministères et les administrations de la République fédérale on vit entrer et occuper des postes-clés, maints personnages au passé hitlérien notoire - la liste en serait longue - cependant que les grands capitaines d'industrie, tels que von Krupp et Flick, naguère condamnés comme criminels de guerre, règnent à nouveau sur leurs gigantesques usines, qui leur ont été restituées. Qui veut la fin veut les moyens. Et cette fin est on ne peut plus claire : forger la nouvelle épée de Siegfried, l'arme de la revanche - une revanche qui serait aussi celle du Vatican.

 

Aussi est-ce avec un parfait synchronisme que le chancelier-camérier, dans une interview accordée à un périodique hollandais, a fait écho à la fulminante diatribe que venait de lancer le cardinal Ottaviani :

«... La coexistence pacifique de peuples qui ont une optique si totalement différente est une illusion qui, hélas, trouve encore trop de partisans. » (150)

 

Le « sermon » incendiaire du 7 janvier à Sainte-Marie-Majeure précédait d'ailleurs de peu de jours - comme par hasard - la venue à Rome de M. Konrad Adenauer. Les informations de presse furent unanimes à souligner l'atmosphère de confiance et de sympathie qui marqua l'audience privée accordée par S.S. Jean XXIII au chancelier allemand et à son ministre des Affaires étrangères, M. von Brentano.

On lisait même dans « L'Aurore »

« Cette rencontre a donné lieu à une déclaration assez inattendue du chancelier qui, en réponse à l'adresse pontificale, louant le courage et la foi du chef du gouvernement allemand, a précisé :

« Je pense que Dieu a accordé au peuple allemand un rôle particulier en ces temps troubles : celui d'être le gardien de l'Occident contre les puissantes influences de l'Est qui pèsent sur nous. » (151)

 

« Combat » notait avec justesse :

On avait déjà entendu cela en d'autres temps, sous une forme plus condensée, il est vrai : « Gott mit uns» - « Dieu avec nous ».

 

Et ce journal ajoutait :

« L'évocation faite par le Dr Adenauer du rôle attribué au peuple allemand s'inspire d'ailleurs d'une déclaration analogue faite par le précédent pontife. Il est donc permis de penser que si le Dr Adenauer a prononcé cette phrase dans les circonstances actuelles, c'est qu'il pensait que ses interlocuteurs étaient disposés à l'entendre. » (152)

 

Il faudrait en effet une singulière naïveté et une parfaite ignorance des usages élémentaires de la diplomatie, pour croire que cette déclaration « inattendue » n'était pas inscrite au programme. Gageons qu'elle n'a jeté aucune ombre sur « la conversation prolongée de M. Adenauer avec le cardinal Tardini, secrétaire d'Etat du Saint-Siège, qui a été son hôte à déjeuner à l'ambassade d'Allemagne ». (153)

 

L'intrusion spectaculaire du Saint-Office dans la politique internationale, par la voix du cardinal Ottaviani avait choqué même les catholiques, accoutumés pourtant de longue date aux empiétements de l'Eglise romaine dans les affaires de l'Etat. Rome ne s'y est pas trompée. Mais la perpétuation de la guerre froide est d'un intérêt si vital pour la puissance politique du Vatican, voire pour sa prospérité financière, qu'il n'a pas hésité à renouveler ses manifestations à cet égard, si mal accueillie qu'ait été la première.

Le voyage en France de M. Krouchtchev lui en a fourni l'occasion en mars 1960. Dijon comptait parmi les villes que visiterait le chef du gouvernement soviétique. Comme à tous ses collègues dans le même cas, il appartenait au maire de Dijon d'accueillir en toute courtoisie l'invité de la République française. Or, la capitale de la Bourgogne, avait pour député-maire un ecclésiastique, le chanoine Kir. Selon le droit canonique, le Saint-Siège avait donc expressément autorisé le prêtre à accepter ce double mandat - avec toutes les fonctions et charges qu'il comporte. Néanmoins, le maire-chanoine se vit interdire par son évêque de recevoir M. Krouchtchev. En l'espèce, l'écharpe municipale devait le céder à la soutane.

Il en fut ainsi, en effet. Le visiteur fut accueilli par un adjoint en place du député-maire défaillant. Mais la désinvolture avec laquelle la « hiérarchie » avait bafoué l'autorité civile en cette affaire, souleva les commentaires les plus vifs. « Le Monde » du 30 mars 1960 écrivait :

« Quelle est la véritable autorité de tutelle du maire de Dijon : l'évêque ou le préfet ? Et au delà de ces représentants d'un pouvoir central : le pape ou le gouvernement français ? Voilà une question qui est sur toutes les lèvres... »

 

La réponse n'est pas douteuse : théocratie d'abord. Mais dorénavant, pour être reçus par un maire portant soutane, les hôtes de la République française devront-ils se munir d'un billet de confession ?

 

Dans l'article précité, le rédacteur du « Monde » dit encore avec juste raison :

« Au delà de cette question intérieure française, l'affaire Kir pose un problème plus large. L'action du Vatican ne concerne pas seulement les rapports entre un maire et son gouvernement. Dans les conditions où elle s'est produite, elle constitue une intervention directe et spectaculaire dans la diplomatie internationale. »

 

Cela n'est pas douteux - et les réactions que cette affaire a provoquées un peu partout montrent que le sens et la portée en ont été parfaitement saisis par l'opinion mondiale. Aux Etats-Unis notamment, le public, déjà témoin des manifestations d'hostilité organisées par les cardinaux Spellman et Cushing lors de la visite de M. Krouchtchev, s'interroge sur l'indépendance réelle que pourrait conserver éventuellement à l'égard du Saint-Siège un président d'appartenance catholique.

Nombreux sont ceux qui craignent, en ce cas, de voir la politique étrangère du pays s'infléchir dans un sens favorable aux intérêts de l'Eglise romaine - au détriment de ceux de la nation. Danger qui n'est pas petit, en toutes circonstances, mais surtout dans la conjoncture actuelle. La résistance au mouvement de détente Est-Ouest s'organise donc « à ciel ouvert », si l'on peut dire, depuis la « bombe » lancée par le cardinal Ottaviani.

Engin dérisoire, dira-t-on, auprès de ceux qui menacent d'ensevelir sous les ruines - à plus ou moins courte échéance - les peuples assez fous pour s'obstiner dans l'impasse d'un antagonisme hargneux. Mais on voit que le Vatican, s'il est réduit aux armes « spirituelles », ne laisse pas d'en tirer tout le parti possible. Les Jésuites qui mènent sa diplomatie s'emploient à fond pour écarter le pire « malheur » qui ait jamais plané sur le Saint-Siège : un accord international excluant le recours à la guerre.

Que deviendrait en effet le prestige du Vatican, son importance politique et tous les avantages, pécuniaires et autres, qui en découlent, si par le fait d'un tel accord il ne pouvait plus intriguer, trafiquer de son influence, marchander son concours auprès des gouvernants, favoriser les uns, brimer les autres, opposer les nations, susciter les conflits au mieux de ses intérêts propres - si enfin, pour servir ses ambitions démesurées, il ne trouvait plus de soldats ?

Nul ne peut s'y tromper - les Jésuites moins que personne - un désarmement général sonnerait le glas de l'Eglise romaine en tant que puissance mondiale. Et le Magistère « spirituel » lui-même en serait fortement ébranlé.

 

Attendons-nous donc à voir les fils de Loyola opposer tout l'arsenal de leurs roueries à la volonté de paix des peuples et des gouvernements. Pour ruiner l'édifice dont on essaie de poser les assises, ils n'épargneront pas les mines et les contre-mines. C'est une guerre sans merci, une guerre sainte, dont la folle diatribe du cardinal Ottaviani a donné le signal. Et nous la verrons poursuivie par la Compagnie de Jésus avec l'obstination aveugle de l'insecte - « ad majorem papae gloriam » - sans nul souci des catastrophes. Périsse le monde plutôt que la suprématie du Pontife romain !


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