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LE CYCLE INFERNAL(Suite)

 


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4 L'ACTION JESUITE EN FRANCE AVANT ET PENDANT LA GUERRE 1939-1945

Nous avons vu l'Action catholique, en la personne des Léon Degrelle et consorts, préparer les voies à Hitler dans la Belgique du « Christus Rex ». En France, le même travail de sape, entrepris dès la mise en place de Mussolini, allait aboutir en 1940 au même effondrement de la défense nationale. Comme en Belgique, il va de soi que c'étaient les « valeurs spirituelles » que l'on prétendait restaurer pour le plus grand bien du pays. Ainsi naquit la F.N.C., Fédération nationale catholique, placée sous la présidence du général de Castelnau, et qui groupa jusqu'à trois millions d'adhérents. Le choix du chef était habile : le général, grande figure de la guerre, mais âgé alors de 78 ans, couvrait de son prestige personnel - et en toute innocence, d'ailleurs - une intense propagande clérico-fasciste.

Que la F.N.C., comme toute l'Action catholique, du reste, fût essentiellement jésuite, c'est ce qui ne saurait échapper à personne. Mais, de plus, on sait que les bons Pères, dont l'orgueil est le péché mignon, aiment marquer ostensiblement de leur griffe les créations de leur génie. Ils n'y manquèrent pas pour la F.N.C., en consacrant cette armée catholique au Sacré-Coeur de Jésus, culte instauré par leur Compagnie, et dont la basilique s'élève à Montmartre, en ce haut-lieu d'où Ignace de Loyola et ses compagnons partirent pour la conquête du monde.

 

Certain livre sur la F.N.C., préfacé par le R.P. Janvier, a conservé à la postérité l'acte de consécration lu « au pied de l'autel » par le vieux général. Nous en citerons quelques phrases :

« Coeur Sacré de Jésus,

« Voici que sont réunis et prosternés devant vous les chefs et représentants des catholiques français, assemblés et organisés en Fédération Nationale Catholique, pour rétablir sur ce pays votre règne...

« Tous, les présents comme les absents, nous n'avons pas toujours été sans reproche... Nous portons le poids des crimes de la nation française contre Vous...

« C'est donc en esprit de réparation et d'expiation que nous Vous présentons aujourd'hui nos désirs, nos intentions et nos volontés, notre résolution unanime de ne jamais plus relâcher un effort commun que votre royauté sacrée n'ait été rétablie sur la France entière, les âmes de ses enfants arrachées à un enseignement sacrilège... Nous ne. reculerons plus devant ce combat pour lequel vous avez daigné nous armer. Mais nous voulons que tout soit courbé et dévoué à votre service....

« Coeur Sacré de Jésus, nous vous supplions. par l'entremise de la Vierge Marie, de recevoir l'hommage... etc. ». (94)

 

Quant aux « crimes de la nation française », le même écrivain catholique va nous les préciser :

« Erreurs condamnées et directives générales : le socialisme est condamné... le libéralisme est condamné... Léon XIII montrait que la liberté des cultes est injustifiable. Le pape rappelait encore que la liberté de parler et d'écrire ne peut être justement accordée... Il n'est donc aucunement permis d'accorder la liberté de pensée, de la presse, de l'enseignement, des religions comme autant de droits que la nature a conférés à l'homme...

« Il faut, dit Pie XI, remettre en vigueur ces enseignements et ces prescriptions de l'Eglise ».

 

Telle est encore, sous le contrôle de la Hiérarchie, organiquement assuré par la décentralisation des Comités diocésains, telle est la fin essentielle de la F.N.C.

« Dans l'Action catholique, comme dans la guerre, le mot fameux du général de Castelnau reste vrai : « En avant ». (95)

 

Voilà qui est clair et catégorique. Nous savons désormais à quoi nous en tenir quand nous lisons sous la plume de Pie XI :

« L'Action catholique est l'apostolat des fidèles... » (Lettre an cardinal Van Roey, 15 août 1929).

 

Etrange apostolat qui consiste à rejeter toutes les libertés admises dans les pays civilisés, et a protéger, à leur place, l'Evangile totalitaire ! C'est donc là ce « droit des âmes a communiquer à d'autres âmes les trésors de la Rédemption » (Pie XI. « Non abbiamo bisogno ») ?

En Belgique, Léon Degrelle et ses amis, héros de l'Action catholique, prodiguaient autour d'eux ces « trésors de la Rédemption »... revus et corrigés par le Père jésuite Staempfle, le discret auteur de « Mein Kampf » -

Il en fut pareillement en France où des apôtres laïcs, « collaborant à l'activité de l'apostolat hiérarchique » (Pie XI « dixit »), s'occupaient à mettre sur pied une autre « collaboration ». Lisons ce qu'écrit à ce sujet Franz von Papen, camérier secret du pape et bras droit du Führer :

« Une première prise de contact eut lieu en 1927, quand une délégation allemande à laquelle j'avais l'honneur d'appartenir, vint à Paris pour assister à la « Semaine sociale de l'Institut catholique » sous la présidence de Mgr Baudrillart. Prise de contact féconde, puisqu'elle fut le point de départ d'un long échange de visites entre des personnalités de premier plan, françaises comme allemandes.

« Du côté français, prirent part à ces conférences les RR. PP. Delattre (Jésuite), de la Brière (Jésuite) et Danset (Jésuite)... ». (96)

 

Plus loin, le bon apôtre ajoute qu'à certains moments « cette conférence de catholiques s'éleva jusqu'aux sphères surhumaines de la grandeur ».

Cette « grandeur » devait avoir son apogée le 14 juin 1940, jour où le drapeau à croix gammée flotta victorieusement sur Paris. On sait que Goebbels, chef de la Propagande hitlérienne, avait indiqué cette date trois mois à l'avance, le 14 mars, alors que l'offensive allemande ne fut déclenchée que le 10 mai.

 

L'exactitude de cette prévision n'est pas aussi surprenante qu'il semblerait.

« Voici le rapport secret de l'agent 654 J. 56, du service secret allemand, qui adressait à Himmler ces révélations -

« Paris, 5 juillet 1939.

« En France, je peux déclarer que nous avons aujourd'hui la situation en main. Tout est prêt pour le jour J et tous nos agents sont désormais en place. En quelques semaines, tout le système policier et militaire de ce pays s'écroulera comme un château de cartes ».

« De multiples documents secrets relatent que les traîtres avaient été choisis depuis longtemps. On retrouve là Luchaire, Bucard, Déat, Doriot... et Abel Bonnard (de l'Académie Française ) ». (97)

(Notons que ce dernier s'enfuit en Espagne à la Libération. Rentré en France le 1er juillet 1958 et s'étant constitué prisonnier, il fut immédiatement mis en liberté provisoire par le président de la Haute-Cour de Justice !)

 

M. André Guerber, dans son ouvrage remarquablement documenté, cite les fiches de paye du S.R. allemand, portant les sommes allouées à ces traîtres. Argent bien gagné, car on sait que leur travail fut efficace.

D'ailleurs, l'atmosphère était depuis longtemps créée. On avait vu éclore, pour « régénérer » le pays selon les voeux de l'Action catholique, toute une couvée d'apprentis-dictateurs sur le modèle de Léon Degrelle, les Déat, les Bucard, les Doriot, ce dernier - d'après M. André Guerber - « agent No 56 BK du Service secret allemand ». De tous les porteurs de chemises aux couleurs variées, il était, an reste, le candidat le mieux vu de l'archevêché, comme, des milieux bien-pensants... et, bien entendu, de Hitler qui, plus tard, à Sigmaringen, devait lui donner carte blanche.

 

Doriot, c'était l'astre qui se levait ; mais pour l'immédiat, pour ménager la transition après la. défaite prévue et voulue, il fallait un autre homme, un chef militaire hautement respecté qui cautionnât l'opération, c'est-à-dire le maquillage du désastre en « redressement national ».

Dès 1936, on pouvait lire sous la signature du chanoine Coubé :

« Le Seigneur peut bien faire germer des sauveurs de la terre qui a produit un Charlemagne et les héros des Croisades... Il y a certainement parmi nous des hommes qu'il a marqués de son signe, qu'il tient en réserve et qu'il révélera quand son heure sera venue. ... Il y a certainement parmi nous des hommes de l'étoffe dont on fait les ouvriers des grandes restaurations nationales. Mais quelles sont les conditions nécessaires pour qu'ils s'acquittent de cette mission ? Il y a les qualités naturelles de l'intelligence et du caractère ; mais il y a aussi des qualités surnaturelles non moins indispensables, puisqu'il s'agit d'une oeuvre politique qui est avant tout morale et religieuse : c'est-à-dire l'obéissance à Dieu et à sa loi... La race des sauveurs, c'est la race des hommes au grand coeur qui ne travaillent que pour la gloire de Dieu... ». (98).

 

Quand le disciple de Loyola se livrait à ces considérations politico-religieuses, il savait fort bien quel serait ce pieux « sauveur » dont il annonçait la venue. On ne faisait pas mystère de son nom dans les milieux clérico-fascistes, comme le rappelle M. François Ternand :

« Une campagne de propagande commence, habile, insistante, en faveur d'une « dictature Pétain »...

« Gustave Hervé a fait paraître en 1935 un opuscule que nous allons feuilleter... La brochure s'intitule : C'est Pétain qu'il nous faut... Gustave Hervé introduit son recueil par une préface, dans laquelle il fait l'apologie enthousiaste du « redressement italien » et du « redressement, plus merveilleux encore de l'Allemagne », il exalte les admirables chefs qui en sont les auteurs. Et nous, Français, où en sommes-nous ?... Et pourtant il existe, l'homme autour duquel il suffirait de se grouper... Nous l'avons sous la main, l'homme providentiel... Vous voulez savoir son nom ? Il s'appelle Pétain ».

« Ainsi, « c'est Pétain qu'il nous faut », car la patrie est en danger ». Non seulement la patrie, mais le catholicisme : « La civilisation chrétienne est condamnée à mort si un régime dictatorial ne vient pas à temps dans chaque pays »...

« Ecoutez bien : « en fait, on ne peut, en temps de paix balayer un régime par un coup d'Etat que s'il veut bien se laisser faire, et s'il n'a aucune force dans l'armée, les administrations, pour le soutenir. Il n'y a qu'en temps de guerre et particulièrement en cas de défaite, qu'on puisse réussir l'opération ». (99)

 

On le voit, la marche à suivre était bien définie dès 1935 : pour « rechristianiser » la France, il fallait balayer le régime, et pour cela il n'était rien de tel qu'une défaite militaire qui nous ferait passer sous le joug allemand. C'est ce que confirmait, en 1943, Pierre Laval, comte du pape et président du gouvernement de Vichy :

« Je souhaite la victoire de l'Allemagne. Il paraît étrange, n'est-ce pas, d'entendre le vaincu souhaiter la victoire du vainqueur. C'est que nous ne vivons pas une guerre comme les autres. Nous sommes dans une véritable guerre de religion ! Oui, une guerre de religion. » (100)

Certes, c'était bien ainsi que l'entendait l'Eglise, n'en déplaise au trop oublieux Jésuite, le R. P. Fessard, précité, qui ne veut plus savoir ce que clamait à la radio américaine, pour les 20 millions d'auditeurs du «Front Chrétien», son frère en Loyola, le Père Coughlin : « La guerre d'Allemagne est une bataille pour la chrétienté ». (101)

Mais à la même époque, dans la France occupée, n'entendait-on pas le cardinal Baudrillart, recteur de l'Institut catholique de Paris, faire la même profession de foi ? Ecoutons-le :

« La guerre de Hitler est une noble entreprise pour la défense de la culture européenne » (102).

 

Ainsi, de part et d'autre de l'Atlantique, comme dans le reste du monde, d'ailleurs, les voix cléricales se répondaient, entonnant le même hosanna au nazisme vainqueur.

En France, donnant l'exemple à tout l'épiscopat, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, « collaborait » avec entrain, tout comme le nonce, Mgr Valerio Valeri, Jésuite en service détaché.

Au lendemain de la Libération, ils ne furent pas moins de trente évêques et archevêques, particulièrement compromis, dont le gouvernement demanda le rappel au Vatican. Finalement, celui-ci consentit à en rappeler trois.

« La France a oublié..., écrit M. Maurice Nadeau.

« La Croix», qui fut le plus dangereux organe au service de la collaboration, prend place parmi les journaux de la France libérée ; les prélats qui engageaient les jeunes Français à travailler pour la victoire de l'Allemagne, n'ont pas été déférés devant les tribunaux. » (103)

 

On Peut lire également dans « Artaban » du 13 décembre 1957 :

« En 1944, « La Croix » fut poursuivie pour intelligence avec l'ennemi et déférée devant la cour de Justice de Paris, l'instruction confiée au juge Raoult, qui rendit un non-lieu. L'affaire fut évoquée à la tribune de la Chambre, le 13 mars 1946 (voir « J. 0. » Débats parlementaires, pages 713-714) et on apprit ainsi que M. de Menthon, ministre de la Justice, furieux épurateur de la Presse française, avait fait une pression en faveur de « La Croix ».

 

En effet, l' « organe de la pensée pontificale » - comme le désignait Pie XII en lui envoyant sa bénédiction, en 1942 - fut seul excepté de la mesure générale qui supprimait tous les journaux ayant paru sous l'occupation. Et pourtant, comme le rappelle « Artaban » :

« La Croix, recevait les consignes du lieutenant allemand Sahm et à Vichy celles de Pierre Laval ».

 

Autant dire que la « pensée pontificale » et les consignes hitlériennes coïncidaient heureusement. C'est ce que l'on peut vérifier sans Peine en feuilletant la collection de guerre de cet estimable journal.

On n'ignore pas, d'ailleurs, que l'une des attributions des fils de Loyola, et non la moindre, est de « coiffer » toute la presse catholique. C'est à eux qu'il appartient de nuancer dans différents organes, adaptés aux orientations de la clientèle, cette « pensée pontificale » qui, sous ses aspects volontiers ondoyants, ne laisse pas de tendre implacablement vers ses buts. De fait, quelle que soit sa nuance particulière, il n'est pas de journal ou de périodique « chrétien » qui ne jouisse de la collaboration de quelques jésuites... discrets.

 

Les Pères Tout-à-tous sont évidemment plus propres que personne à jouer les caméléons. Ils n'y manquèrent pas, comme on le sait, dès la Libération, et l'on vit alors surgir un peu partout, non sans quelque surprise, des Pères « résistants » (de fraîche date) pour témoigner que l'Eglise n'avait jamais, au grand jamais, « collaboré ».

Oubliés, anéantis, évaporés, les articles de « La Croix » et autres journaux catholiques, les mandements épiscopaux, les lettres pastorales, les communiqués de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, les exhortations du cardinal Baudrillart appelant les jeunes Français à servir dans la L.V.F. sous l'uniforme des nazis, après avoir prêté serment de fidélité à Hitler ! Fini, effacé, tout cela !

« L'histoire est un roman », a dit certain penseur désabusé. Celle de notre temps ne fera pas mentir cette définition : le roman se fait sous nos yeux. Nombre d' « historiens » y concourent, ecclésiastiques ou laïcs, mais également bien-pensants, et l'on peut tenir pour certain que l'oeuvre sera édifiante : un roman catholique, en somme. Au reste, les Jésuites y prennent une large part, en dignes héritiers du Père Loriquet, celui-là même (lui, dans son « Histoire (le, France », avait si bien « escamoté » Napoléon.

En comparaison de ce tour de force, il est permis de considérer comme un jeu l'escamotage de la collaboration cléricale avec l'occupant allemand, de 1940 à 1944. Et on le joue allègrement, ce jeu, depuis quelques années. Que d'articles dans les journaux et les revues, que de livres, dûment revêtus de « l'imprimatur », pour chanter le los de ces superpatriotes méconnus : les Suhard, les Baudrillart, les Duthoit, les Auvity, les Du Bois de la Villerabel, les Mayol de Luppé, etc. ! Que de pages noircies pour exalter l'attitude - combien héroïque ! - de l'épiscopat au cours de ces années de guerre, alors que la France connaissait - comme écrit l'un de ces pince-sans-rire - « une situation qui amenait les évêques français à se dresser en « défenseurs de la cité » ! (104).

 

« Calomniez, calomniez ! Il en restera toujours quelque chose », recommandait Basile, ce type immortel du Jésuite. « Blanchissez, blanchissez ! », disent en l'espèce ses successeurs, grands faiseurs de « romans historiques ».

Et l'on blanchit à longueur de colonnes.

C'est ainsi que les générations futures, noyées sous des flots d'hyperboles, dédieront une pensée reconnaissante - on l'espère, du moins - à ces « défenseurs » impavides de la cité, à ces héros de l'Eglise romaine et de la Patrie, « vêtus de probité candide ou de lin blanc » par les soins de leurs apologistes - et dont quelques-uns, au surplus, auront été canonisés !

Il s'en fallut même de peu que, le 25 août 1944, le chef de file de la collaboration cléricale, le cardinal Suhard, Jésuite en service détaché, archevêque de Paris (depuis le 11 mai 1940 !), ne célébrât imperturbablement à Notre-Dame le « Te Deum » de la victoire ! Seule, l'énergique protestation de l'aumônier général des F.F.I. nous épargna cette farce indécente.

On peut lire, en effet, dans « France-Dimanche » du 26 décembre 1948 :

« Son Em. le cardinal Suhard, archevêque de Paris, vient de recevoir, à l'occasion de ses noces sacerdotales, une lettre autographe de S.S. Pie XII le félicitant, entre autres, de son rôle pendant l'occupation. On sait que le comportement du cardinal au cours de cette période avait donné lieu, après la Libération, à de sévères critiques. Et le général de Gaulle, à son arrivée à Paris, en août 1944, avait refusé de rencontrer » le cardinal Suhard au « Te Deum » célébré à Notre-Dame. Le prélat, à cette époque, était ouvertement accusé de « tendances collaborationnistes ».

Rien de plus naturel, donc, que les félicitations du Saint-Père. Mais il existe une autre histoire de « Te Deum » encore plus édifiante.

Lors des combats livrés après le débarquement des alliés, la ville de Rennes eut beaucoup à souffrir, et l'on compta de nombreuses victimes parmi les non-combattants, le commandant de la garnison allemande ayant refusé d'évacuer la population civile. Quand la place eut été emportée, on voulut célébrer le « Te Deum » traditionnel, mais l'archevêque et primat de Bretagne, Mgr Roques, refusa tout net, non seulement d'officier lui-même, mais encore de permettre que cette cérémonie se déroulât dans sa cathédrale. Remercier le Ciel d'avoir permis la libération de sa ville, c'était un scandale intolérable aux yeux de ce prélat. Cette attitude lui valut d'ailleurs d'être consigné à l'archevêché par les autorités françaises.

Une telle fidélité à la « pensée pontificale » appelait une récompense proportionnée. De fait, celle-ci vint bientôt de Rome sous la forme d'un chapeau de cardinal.

On peut reprocher bien des choses à feu Pie XII, mais il faut convenir qu'il a toujours su « reconnaître les siens ». Une lettre élogieuse au cardinal Suhard distingué collaborateur, la pourpre pour Mgr Roques, héros de la Résistance... allemande : ainsi ce « grand pape » pratiquait-il exactement la justice distributive.

 

On sait, d'ailleurs, qu'il était fort bien entouré. Pour le conseiller, il avait deux Jésuites allemands, le R.P. Leiber et le R.P. Hentrich, « ses deux secrétaires particuliers et ses familiers » (105). Pour confesseur, il avait le R.P. Béa, Jésuite allemand. Soeur Pasqualina, religieuse allemande, dirigeait son ménage et surtout faisait sa cuisine. Il n'était pas jusqu'au canari familier, répondant au doux nom de Dumpfaf, qui ne fût importé d'outre-Rhin.

Mais le Souverain Pontife ne l'avait-il pas déclaré lui-même à von Ribbentrop, après l'invasion de la Pologne par Hitler ? « Son coeur », assurait-il, battait et battrait toujours pour l'Allemagne » (106).

 

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5 LA GESTAPO ET LA COMPAGNIE DE JESUS

 

Si Pie XI et son continuateur Pie XII ne se départirent jamais de leur bienveillance à toute épreuve pour le Führer qu'ils avaient aidé à élever au pouvoir, il faut reconnaître que celui-ci, de son côté, remplit exactement les conditions du pacte qui le liait au Vatican. Les anticléricaux, qu'il avait expressément promis de « juguler », s'en allèrent rejoindre, dans les camps de concentration, les libéraux et les Israélites. Pour ceux-ci, on sait comment le chef du Ille Reich avait réglé leur sort : l'extermination totale de la race par le massacre pur et simple, quand on ne jugeait pas plus avantageux, avant de les « liquider », de les faire travailler jusqu'à extinction de leurs forces. En ce cas, la « solution définitive » était seulement différée.

 

Mais, voyons d'abord comment une personnalité particulièrement « autorisée », c'est-à-dire Franco, chevalier de l'Ordre du Christ, a confirmé en termes exprès la collusion vaticano-nazie. Voici, d'après « Réforme », ce que publiait la presse du dictateur espagnol, le 3 mai 1945, jour de la mort d'Hitler :

« Adolf Hitler, fils de l'Eglise catholique, est mort en défendant la Chrétienté On comprendra donc que notre plume ne trouve pas de mots pour pleurer sa mort, alors qu'elle en avait tant trouvé pour exalter sa vie. Sur ses restes mortels se dresse sa figure morale victorieuse. Avec la palme du martyre. Dieu remet à Hitler, les lauriers de la Victoire. » (107)

 

Dans cet éloge funèbre du chef nazi, retentissant comme un défi aux alliés vainqueurs, c'est la voix même du Saint-Siège qui s'exprime sous le couvert de la presse franquiste. Autant dire un communiqué du Vatican, via Madrid.

Certes, le héros disparu avait bien mérité de l'Eglise romaine et on ne nous le cache pas. Il l'a servit avec fidélité : tous ceux que cette Eglise lui avait désignés comme ses adversaires en surent quelque chose. Du reste, ce bon « fils » n'hésitait pas à reconnaître ce qu'il devait à sa Très Sainte Mère, et tout particulièrement à ceux qui se sont institués ses soldats dans le monde.

« J'ai surtout appris de l'Ordre des Jésuites, m'a dit Hitler... Jusqu'à présent, il n'y a jamais rien eu de plus grandiose sur la terre que l'organisation hiérarchique de l'Eglise catholique. J'ai transporté directement une bonne part de cette organisation dans mon propre parti .... Je vais vous livrer un secret. Je fonde un Ordre ... Dans mes « Burgs » de ]'Ordre, nous ferons croître une jeunesse devant laquelle le monde tremblera... Hitler s'arrêta et déclara qu'il ne pouvait en dire davantage... » (108)

 

Un autre hitlérien de haut grade, Walter Schellenberg, ex-chef du contre-espionnage allemand, a complété après la guerre cette confidence du Führer :

« L'organisation des SS avait été constituée par Himmler suivant les principes de l'Ordre des Jésuites. Les règlements de service et les Exercices spirituels prescrits par Ignace de Loyola constituaient un modèle que Himmler chercha soigneusement à copier...

« Le « Reichsführer SS » - titre de Himmler comme chef suprême des SS - devait correspondre au « Général » de l'Ordre des Jésuites et toute la structure de la direction était calquée sur l'ordre hiérarchique de l'Eglise catholique.

« Un château moyenâgeux, près de Paderborn en Westphalie et appelé « Webelsbourg », fut restauré et aménagé pour servir en quelque sorte de monastère SS ». (109)

 

De leur côté, les meilleures plumes théologiques s'évertuaient à démontrer l'étroite parenté des deux doctrines, la catholique et la nazie. Et il va de soi que, dans cette entreprise, les fils de Loyola étaient au premier rang. Voyons par exemple en quels termes Michaele Schmaus, théologien jésuite, présentait au public une collection d'études sur ce sujet :

« Empire et Eglise » est une série d'écrits qui doit servir à l'édification du IIIe Reich par les forces unies de l'Etat national-socialiste et du christianisme catholique... Le mouvement national-socialiste est la protestation la plus vigoureuse et la plus massive contre l'esprit des 19, et 20e siècles... Entre la foi catholique et la pensée libérale il n'y a pas de compromis possible... Rien n'est plus contraire au catholicisme qu'une conception de l'être démocratique... Le sens de nouveau éveillé de l'autorité stricte rouvre le chemin d'une nouvelle intelligence de l'autorité ecclésiastique... Sur la doctrine catholique du péché originel se fonde la méfiance envers la liberté... Les Tables de la Loi national-socialiste et celles de l'impératif catholique indiquent la même direction... » (110).

Cette direction, c'était celle du « nouveau moyen âge » qu'Hitler promettait à l'Europe. L'identité apparaît complète, d'ailleurs, entre l'anti-libéralisme forcené de ce Jésuite munichois et celui qui s'exprimait, de façon non moins véhémente, dans l'acte de consécration de la F.N.C. au Sacré-Coeur de Jésus, à « Montmartre. » De même, sous l'occupation, le R.P. Merklen écrivait : « La liberté de nos jours, ne semble plus mériter aucune estime » (111).

Des citations de ce genre, on pourrait en donner par milliers. Cette haine de la liberté sous toutes ses formes, n'est-ce pas l'esprit même du magistère romain ? On conçoit donc que la « doctrine » catholique ait pu s'harmoniser sans peine avec la « doctrine » nazie. Celui qui avait si bien démontré cette concordance, « le Jésuite Michaele Schmaus », était, dix ans après la guerre, qualifié par La Croix de « grand théologien de Munich » (112), et l'on ne surprendra personne, sans doute, en disant « qu'il fut élevé par Pie XII « à la dignité de Prince de l'Eglise. »

 

Mais que devenait, en l'occurrence, la « terrible « encyclique « Mit brennender Sorge » de Pie XI, qui était censée « condamner » le nazisme ? C'est ce qu'aucun casuiste ne s'est avisé de nous dire... et pour cause !

Le « grand théologien » Michaele Schmaus avait d'ailleurs bien des émules, comme l'écrit un auteur allemand qui voit dans le « Katholisch-Konservatives Erbgut » le livre le plus étrange qui ait jamais paru dans les éditions catholiques de l'Allemagne » :

« Cette anthologie qui réunit des textes des principaux théoriciens catholiques de l'Allemagne, de Gôrres à Vogelsang, arrive à nous faire croire que le national-socialisme serait parti purement et simplement des données catholiques » (113)

En écrivant cela, l'auteur ne pensait pas si bien dire, sans doute.

Un autre, très directement informé puisqu'il fut la cheville ouvrière du pacte entre le Saint-Siège et Berlin, Franz voit Papen, camérier secret et chambellan pontifical, se montrait encore plus explicite :

« Le IIIe Reich est la première puissance du monde, non seulement à reconnaître, mais à traduire dans la pratique les hauts principes de la papauté. » (114)

 

A cela nous nous permettrons d'ajouter : le bilan de cette pratique, ce fut les 25 millions de victimes des camps de concentration - chiffre officiel publié par l'O.N.U.

Ici, sans doute est-il nécessaire d'ouvrir une parenthèse à l'usage de certaines âmes candides, celles qui ne peuvent admettre que le massacre organisé fasse partie des « hauts principes » professés par la papauté. Il est vrai que cette candeur est soigneusement entretenue :

- Vieilles lunes que tout cela ! Barbarie d'un autre âge !

 

Ainsi vont prêchant de bons apôtres, grands producteurs d'Epitres aux naïfs. Et de hausser les épaules devant les sectaires « pour qui les feux de la Sainte-Inquisition n'ont pas fini de brûler » (115)

Soit ! Ecartons les surabondants témoignages de la férocité cléricale aux âges révolus, pour nous en tenir au seul 20e siècle.

Ne rappelons même pas les exploits des Stepinac et des Marcone en Croatie, ni des Tiso en Slovaquie, nous bornant à examiner l'orthodoxie de certains « hauts principes » qu'ils mettaient si bien en pratique.

Sont-ils vraiment périmés aujourd'hui, ces principes, désavoués par une « doctrine éclairée », rejetés officiellement par le Saint-Office parmi les erreurs d'un ténébreux passé ? Il est aisé de le savoir.

Ouvrons, par exemple, la « Grande Apologétique » de l'abbé Jean Vieujan, oeuvre qui passerait difficilement pour moyenâgeuse, étant datée de 1937. Qu'y lisons-nous ?

« Pour accepter l'Inquisition dans son principe, il suffit d'avoir une mentalité chrétienne et c'est ce qui manque à beaucoup de chrétiens... L'Eglise n'a pas de ces timidités. » (116)

On ne saurait mieux dire.

Veut-on une autre référence, non moins orthodoxe et moderne ? Ecoutons le R. P. Janvier, fameux conférencier de Notre-Dame :

« L'Eglise a-t-elle au moins le droit, en vertu de son pouvoir indirect sur les choses temporelles, de faire appel aux Etats catholiques en vue d'obtenir la répression des hérétiques par des peines qui peuvent aller jusqu'à la mort ?

Et voici la réponse :

« Je le pense, messieurs : jusqu'à la mort !... Je le pense, en m'appuyant d'abord sur la pratique, puis sur l'enseignement de l'Eglise même, et je suis convaincu qu'aucun catholique ne professera l'idée contraire sans errer gravement » (117).

 

On ne peut vraiment reprocher à ce théologien de parler par énigmes. Son discours est un modèle de clarté - de concision, aussi. Impossible d'en dire plus en moins de mots. Tout s'y trouve, sur le droit que s'arroge l'Eglise romaine d'exterminer ceux qui ne pensent pas comme elle : l' « enseignement » qui oblige, la « pratique » qui légitime par tradition, et jusqu'à l' « appel aux Etats chrétiens », dont la croisade hitlérienne devait nous donner un si parfait exemple.

Ce n'est pas non plus des ténèbres du moyen âge que nous parviennent ces paroles, également dénuées de toute ambiguïté :

« L'Eglise peut condamner des hérétiques à la mort, car ils n'ont de droits que par tolérance, et ces droits ne sont qu'apparents. »

L'auteur en est le général des Jésuites (de 1906 à 1915) Franz Wernz, et sa double appartenance, congréganiste et allemande, n'est pas sans donner plus de force encore à son affirmation.

Au 20e siècle également, le cardinal Lépicier, notoire prince de l'Eglise, écrit :

« Si quelqu'un fait publiquement profession d'hérésie ou cherche à pervertir les autres, soit par ses paroles, soit par son exemple, non seulement il peut, absolument parlant, être excommunié, mais il peut aussi être justement tué... » (118et118 bis).

 

S'il n'y a pas là un appel au meurtre caractérisé, nous voulons bien «être changé en moulin à poivre », comme disait feu Courteline.

Désire-t-on une caution plus haute, celle du Souverain Pontife ? Nous la trouvons sous la plume d'un pape moderne, à qu; les cléricaux intransigeants reprochaient son « libéralisme », le Jésuite Léon XIII : - « Anathème à celui qui dirait : le Saint-Esprit ne veut pas qu'on tue l'hérétique ».

Quelle autorité pourrait-on invoquer après celle-là, à moins d'en appeler au Saint-Esprit lui-même ?

 

Ainsi, n'en déplaise aux manieurs de fumigènes, aux endormeurs de consciences inquiètes, les « hauts principes » de la papauté demeurent inchangés et, entre autres, l'extermination pour la Foi reste aussi valable, aussi canonique aujourd'hui que par le passé. Constatation fort « éclairante » - pour employer un mot cher aux mystiques - quand on considère ce qui se passa en Europe de 1939 à 1945.

« Hitler, Goebbels et Himmler, ainsi que la majorité des membres de la « vieille garde » du parti, étaient catholiques », écrit M. Frédéric Hoffet. Et il poursuit :

« On ne saurait expliquer par le simple hasard le fait que le gouvernement national-socialiste ait été, par la religion de ses chefs, le plus catholique que l'Allemagne ait connu...

« Cette parenté entre le national-socialisme et le catholicisme est particulièrement frappante si l'on étudie de près les méthodes de propagande et l'organisation intérieure du parti. Rien de plus instructif à ce sujet que les ouvrages de Joseph Goebbels. On sait que celui-ci a été élevé dans un collège de Jésuites et qu'il fut séminariste avant de se consacrer à la littérature et de se lancer dans la politique... Chaque page, chaque ligne de ses écrits rappelle l'enseignement de ses maîtres. Ainsi l'accent mis sur l'obéissance... Ainsi le mépris de la vérité... « Il y a des mensonges utiles comme le bon pain ! » proclame-t-il en vertu d'un relativisme moral puisé dans les écrits d'Ignace de Loyola... » (119)

Cependant, ce n'était pas à son chef de la propagande, mais à celui de la Gestapo, qu'Hitler décernait la palme de jésuitisme, quand il confiait à ses familiers : « Je vois en Himmler notre Ignace de Loyola » (120).

Pour parler ainsi, le Führer devait avoir quelques bonnes raisons. Remarquons d'abord que Kurt Heinrich Himmler, Reichsführer des SS, de la Gestapo et des polices allemandes, apparaît comme le plus marqué d'empreinte cléricale, parmi les catholiques qui composaient l'entourage immédiat d'Hitler. Son père avait été directeur d'une école catholique à Munich, puis précepteur du prince Ruprecht de Bavière. Son frère, bénédictin, vivait au couvent de Maria Laach, un des hauts lieux du pangermanisme. Mais, surtout, il avait un oncle, haut placé puisqu'il avait été chanoine à la cour de Bavière, le R.P. Himmler, Jésuite en service détaché.

D'autre part, l'auteur allemand Walter Hagen donne cette discrète indication

« Le général des Jésuites, le comte Halke von Ledochowski, se trouva disposé à organiser, sur la base commune de l'anticommunisme, une certaine collaboration entre le Service secret allemand et l'Ordre des Jésuites » (121)

 

De fait, on peut voir se créer, au sein du Service Central de Sûreté SS, un organisme dont presque tous les postes essentiels étaient tenus par des prêtres catholiques, portant l'uniforme noir des SS. Le Père jésuite Himmler y avait grade d'officier supérieur.

Après la capitulation du Ille Reich, le Père jésuite Himmler fut arrêté et transféré à la prison de Nuremberg. Son audition par le tribunal international n'eût pas manqué d'intérêt, apparemment. Mais la Providence veillait : l'oncle d'Heinrich Himmler ne comparut jamais dans ce prétoire. Un matin, ON LE TROUVA MORT DANS SA CELLULE, et le public ne sut pas à quel mal il avait succombé.

Nous ne ferons pas à la mémoire de ce religieux l'injure de supposer qu'il ait mis fin volontairement à ses jours, contre les solennelles prescriptions de l'Eglise romaine.

Il décéda pourtant, aussi brusquement et aussi opportunément que, naguère, un autre Jésuite, le Père Staempfle, auteur méconnu de « Mein Kampf ». Il y a de ces coïncidences...

 

Mais revenons à Kurt Heinrich Himmler, chef de la Gestapo, c'est-à-dire tenant entre ses mains l'organisme essentiel du régime. Faut-il penser que son mérite personnel l'avait porté à ce haut grade ? Et qu'Hitler saluait en. lui un génie supérieur, quand il le comparait au créateur de la Compagnie de Jésus ? Ce n'est certes pas ce qui ressort des témoignages portés par ceux qui l'ont connu, et qui ne voyaient en lui qu'un médiocre.

Cet astre ne brillait-il pas d'un éclat emprunté ? Etait-ce bien Kurt Heinrich Himmler, le chef ostensible, qui régnait effectivement sur la Gestapo et sur les services secrets ? Qui donc envoyait à la mort, par millions, les déportés politiques et les Israélites ? Etait-ce le neveu, ce « minus » à plate face de Basile, ou l'oncle, l'ancien chanoine à la cour de Bavière, le familier de von Ledocliowski, le Père jésuite officier supérieur des SS ?

Sans doute, il petit paraître téméraire, et même outrecuidant, d'aventurer ainsi un regard indiscret dans les coulisses de l'Histoire. La pièce se joue sur la scène, ,aux feux conjugués de la rampe, de la herse et des projecteurs. Telle est la bonne règle du spectacle ; et celui qui, fuyant l'illusion scénique, se tord le col pour tâcher de voir derrière les portants, fait aisément figure de fâcheux, sinon de malappris.

Cependant, les prestigieux acteurs qui concentrent sur eux les regards du public sont tous sortis de la coulisse. On ne saurait assez s'en souvenir, et d'autant mieux quand ces « monstres sacrés » apparaissent, à l'examen, singulièrement inégaux ait personnage qu'ils ,sont sensés représenter.

Tel fut, à ce qu'il nous semble, le cas d'Himmler. Mais ne peut-on en dire autant de celui dont Kurt Himmler fut apparemment le bras droit, c'est-à-dire d'Hitler lui-même ?

Qui n'a ressenti jadis, à voir le Führer gesticuler sur les écrans, à l'entendre vociférer ses discours hystériques, l'impression d'assister aux ébats d'un « androïde » mal réglé, d'un automate aux ressorts trop tendus ? Il n'était pas jusqu'à ses mouvements les plus simples et les plus calmes, qui n'évoquassent ceux d'un pantin mécanique. Au surplus, ne rappelons que pour mémoire les yeux ternes et globuleux, le nez mou, le faciès boursouflé, dont la fameuse mèche et le bout de moustache en balai-brosse, qui semblait collé sous les narines, ne parvenaient pas à masquer l'indigente vulgarité.

Un vrai chef, cet aboyeur de réunions publiques ? Le « vrai » maître de l'Allemagne, un « authentique » homme d'Etat, dont l'impérieux génie allait bouleverser le monde ?

Ou bien l' « ersatz » de tout cela ? Une baudruche habilement gonflée, un simulacre à l'usage des foules, un « gueuloir » ?

Lui-même ne le reconnaissait-il pas, d'ailleurs, quand il disait: « Je ne suis qu'un clairon » ? Et M. François-Poncet, à cette époque ambassadeur de France à Berlin, confirme qu'Hitler travaillait peu, ne lisait guère et laissait à ses collaborateurs « la bride sur le cou ».

Même impression de vide, d'irréel, si l'on passe aux dauphins du régime. Le premier, Rudolf Hess, qui s'envola un jour de 1941 vers l'Angleterre, devait assister comme un étranger à son propre procès à Nuremberg, et l'on ne sut jamais s'il était un dément total ou seulement un aliéné. Le second, était le grotesque Goering, obèse vaniteux arborant d'étonnants uniformes d'opéra-comique, glouton, grand voleur de tableaux et, au surplus, morphinomane.

Les autres notabilités du parti étaient à l'avenant, et ce ne fut pas une mince surprise pour les journalistes, au procès de Nuremberg, d'avoir à constater l'indigence d'esprit et de caractère, l'insignifiance - leurs tares mises à part - de ces héros de l'épopée nazie.

Seul tranchait sur cette triste tourbe - par la finesse sinon par la valeur morale - Franz von Papen, chambellan de Sa Sainteté, « l'homme à tout faire » ... qui ne pouvait manquer d'être acquitté.

Mais si le Führer, chef de ces hommes de main, apparaît comme un invraisemblable fantoche, trouve-ton plus de consistance dans celui qui fut son modèle ? Rappelons-nous les exhibitions ridicules de ce « César (le carnaval », roulant ses gros yeux noirs, qu'il voulait fulgurants. sous l'étrange toque à aigrette ou à gland de rideau dont il était comiquement coiffé. Et ces photos de propagande, prises par en-dessous, qui faisaient saillir en plein ciel la mâchoire du phénomène, à la façon d'un roc inébranlable - symbole d'une volonté qui ne connaissait pas d'obstacles !

Pauvre volonté, cependant, si nous en croyons les confidences de certains de ses compagnons, qui le représentent, au contraire, comme un perpétuel indécis. De fait, cet « homme formidable », qui allait « tout envahir avec la force d'un élément », selon les termes du cardinal Ratti, futur Pie XI, ne résista guère aux avances du Vatican, en la personne du secrétaire d'Etat, le cardinal Gasparri, jésuite en service détaché.

Quelques conciliabules, et le révolutionnaire passait avec armes et bagages sous le gonfalon du Saint-Père, pour fournir la brillante carrière que l'on sait. Ainsi le comte Carlo Sforza, l'ancien ministre bien connu, a pu écrire :

« Un jour, quand le temps aura atténué les rancoeurs et les haines il sera peut-être reconnu par tous que l'orgie de brutalité sanguinaire, qui fit de l'Italie une prison durant vingt ans, qui fit de l'histoire une ruine avec la guerre 1940-1945, trouva son origine dans un cas presque unique dans l'histoire : la disproportion émouvante entre la légende créée artificiellement autour d'un nom. et les capacités réelles du pauvre diable de ce nom ; heureux homme qui n'avait pas en lui les obstacles de la culture. » (122)

 

La formule est parfaite et s'applique aussi bien à Hitler qu'à Mussolini : même disproportion entre la légende et les capacités, même absence des « obstacles de la culture » chez ces deux aventuriers médiocres, au passé hasardeux quasiment identique, et dont la fulgurante carrière demeurerait inexplicable, sans leurs qualités de batteurs d'estrade qui les firent pousser aux pleins feux de la rampe.

Que leur légende ait été t créée artificiellement », la chose est assez évidente, et l'on sait d'ailleurs qu'aujourd'hui l'apparition rétrospective du Führer sur les écrans de l'Allemagne soulève un rire énorme dans la salle.

Mais l'infériorité manifeste de ces « hommes providentiels » ne fut-elle pas justement la raison qui les fit choisir pour être élevés au pouvoir ? Le fait est qu'on peut observer le même défaut de valeur personnelle chez tous ceux que la papauté a élus pour être ses champions.

En Italie, en Allemagne, il ne manquait pas de « vrais » hommes d'Etat, de « vrais » chefs, qui eussent pu prendre la barre et gouverner, sans avoir recours aux excitations d'une « mystique » délirante. Mais ceux-là étaient trop lucides et pas assez ductiles. Le Vatican, et plus spécialement le « pape noir », von Ledochowski, n'aurait pu les tenir « comme un bâton entre ses mains », selon la formule ignacienne, pour les faire servir, vaille que vaille, à ses desseins jusqu'à la catastrophe.

On a vu Mussolini, révolutionnaire, retourné comme un gant par les émissaires du Saint-Siège qui lui promettaient le pouvoir.

Hitler, l'inflexible, devait se montrer tout aussi malléable. Le plan Ledochowski prévoyait primitivement la création d'une fédération des nations catholiques de l'Europe centrale et orientale, dans laquelle la Bavière et l'Autriche (gouvernée par Mgr Seipel, Jésuite en service détaché) auraient eu la prééminence. Il fallait donc détacher la Bavière de la République allemande de Weimar - et, comme par hasard, l'agitateur Hitler, d'origine autrichienne, était, à cette époque, séparatiste bavarois.

Mais les chances de réaliser cette fédération et de placer un Habsbourg à sa tête apparurent bientôt fort minces, cependant que le nonce, Mgr Pacelli, passé de Munich à Berlin, prenait de plus en plus conscience de la faiblesse de la République allemande, mollement soutenue par les Alliés. Dès lors, l'espoir naquit, au Vatican, de s'emparer de l'Allemagne tout entière, et le plan fut modifié en conséquence :

« Ce qu'on voulait empêcher, c'était l'hégémonie de la Prusse protestante et, puisque l'on comptait sur le Reich pour dominer l'Europe - ce qui faisait écarter le fédéralisme des Allemands - on cherchait à reconstituer un Reich où les catholiques fussent les maîtres. » (123)

Il n'en fallut pas plus. Faisant volte-face avec ses légions à chemises brunes, Hitler, la veille séparatiste bavarois devenait en un tournemain l'Apôtre inspiré du Grand Reich.


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