PEDOCRIMINALITE, DYSFONCTIONNEMENTS JUDICIAIRES ET MEDIATIQUES

par le psychiatre Marc Reisinger

L'évolution judiciaire de certaines affaires en Belgique, en France, au Portugal et ailleurs laisse deviner la puissance des réseaux pédocriminels et les résistances auxquelles se heurte le combat contre l'abus sexuel organisé des enfants. L'affaire des dossiers X en Belgique, celle des disparues de l'Yonne et l'affaire Allègre en France n'ont pas de liens concrets. Pourtant, on y observe des éléments et une structure commune, qui se résume en quatre points.

  1. Au cours d'une enquête criminelle, des victimes décrivent des scènes de viols d'enfants, de tortures et de meurtres impliquant des personnalités importantes. Il est intéressant de noter qu'à ce stade les victimes - qui ont une vision plus clairvoyante de la société que les enquêteurs - préviennent ces derniers qu'ils s'exposent à des problèmes.
    Ce fut le cas de Regina Louf, un des "témoins X" (3), qui avertit les gendarmes qui l'encourageaient à parler qu'ils allaient avoir des ennuis. Le gendarme Roussel, enquêtant sur les crimes de Patrice Allègre reçut le même avertissement de la part des prostituées qu'il interrogeait.

  2. Arrêt de l'enquête : des enquêteurs et/ou des magistrats sont écartés; à l'enquête se substitue une "enquête sur l'enquête", qui aboutit à la fin de toute enquête.

    En Belgique les gendarmes qui enquêtaient sur les "Dossiers X" (affaires de prostitution d'enfants impliquant des personnalités importantes), ont été mis à l'écart sous prétexte de fautes professionnelles, qui n'ont jamais été objectivées - malgré une enquête approfondie qui a pris la place de l'enquête sur les Dossiers X.

    Dans l'affaire Allègre (4), le gendarme Michel Roussel, qui recueillit les auditions des prostituées mettant en cause des policiers, des magistrats et l'ancien Maire de Toulouse, Patrick Baudis a été écarté de l'enquête. Une enquête interne de la gendarmerie (5) tente aujourd'hui d'enfoncer l'ancien enquêteur, alors que l'enquête sur les meurtres de nombreuses jeunes femmes reste en rac.

    Quant au gendarme Christian Jambert qui travailla seul contre tous dans le dossier des disparues de l'Yonne, il finit par être écarté et peut-être "suicidé". Une autopsie récente [obtenue grâce à la tenacié de la famille convaincue de l'assassinat] a révélé la présence de deux balles dans sa tête (6). Des médecins légistes expliquèrent par la suite que cela n'excluait pas le suicide…

    Au niveau des déplacements de magistrats, le cas le plus flagrant est le dessaisissement du juge Connerotte - qui avait permis l'arrestation de Dutroux - sous un prétexte futile, avalisé par la plus haute cour de justice belge. Le juge aurait pressenti ses ennuis en déclarant : " On a touché au joujou des riches, on va avoir des ennuis..."

    Dans l'affaire Allègre, le procureur général de Toulouse a été remplacé, sur décision du ministre de la Justice, par un procureur "dont les initiatives, dans le dossier des HLM de Paris, avait été particulièrement appréciées par le ministre" (7). Lorsqu'on sait que Jacques Chirac a été mis en cause dans le dossier des HLM, que M. Baudis se vante d' entretenir "une vieille complicité" (8) avec Jacques Chirac, et qu'ils ont d'ailleurs le même avocat, on peut suspecter quelque mécanisme protectionnel.

  3. Les victimes et les enquêteurs sont soumis à un lynchage médiatique.

    Regina Louf (X1) et l'équipe du gendarme De Baets ont été démolis par des centaines d'articles de presse mensongers. Des journalistes ont été jusqu'à publier une audition totalement falsifiée de ce témoin - pour faire croire qu'elle était manipulée par les enquêteurs (9).

    Dès que le président du CSA, Dominique Baudis a été cité dans l'affaire Allègre, le chœur des éditorialistes parisiens est monté au créneau pour le défendre. A commencer par Bernard-Henri Levy, qui se vante de ne pas connaître Baudis mais se lance radicalement à son secours dans Le Point : "Je forme le voeu que la France oublie, pour de bon, l'infecte affaire Baudis" (10).

  4. La thèse du "prédateur isolé" l'emporte

    Un pervers, un "monstre" isolé finit par porter le chapeau de toute l'affaire: Marc Dutroux, Emile Louis, Patrice Allègre (ou Carlos Silvino, dit "Bibi" dans l'affaire de la Casa Pia au Portugal).

    Contrairement à BHL, je ne prétend pas ici donner le fin mot des affaires évoquées. Par contre, je m'intéresse à des faits, que je ne souhaite pas oublier, particulièrement ceux qui ne cadrent pas avec les explications toutes faites. Exemples de questions qui se posent:

    Dans le dossier X1, les faits du même ordre qui n'ont pas été investigués se comptent par douzaines. Ils sont développés dans un ouvrage parfaitement documenté, "Les Dossiers X, ce que la Belgique ne devait pas savoir sur l'affaire Dutroux" (EPO, Bruxelles, 1999), qui n'a fait l'objet d'aucune recension en Belgique, alors que la presse internationale en a souligné la valeur (12).

    En conclusion, je dirais qu'il existe une exigence éthique et politique à ne pas surévaluer ni sous-évaluer les faits de pédocriminalité organisée, mais à tenir compte de ces faits et à enquêter. Les éditorialistes qui commentent ces événements sans vouloir les connaître - comme BHL ou d'autres - effectuent un travail rétrograde, même s'ils se prennent pour la fine pointe de la démocratie.

    Malheureusement il n'existe aucune force sociale organisée, aucun parti, aucun mouvement qui assume ce problème. La lutte contre la pédocriminalité organisée est menée par des individus, des 'consciences' isolées : victimes, proches de victimes, enquêteurs, journalistes, psys qui sont confrontés à ces faits et souvent marginalisés en raison de leur engagement. Il est désolant également de voir parfois ces acteurs intérioriser le mécanisme du rejet social, en se combattant les uns les autres, dans un effritement groupusculaire.

    Le ciment social entre les acteurs isolés de cette lutte n'a pas encore pris et la véritable survivance d'Ancien Régime que constituent les réseaux sadiques et pédocriminels n'est pas près de disparaître.


    Notes

    (3) Regina Louf, prostituée au cours de son enfance par sa grand-mère et ses parents, a témoigné de l'existence d'un 'noyau dur' sadique et pédocriminel dont faisaient partie des membres de la haute société belge. Les premières vérifications de son témoignage, livré au cours de l'enquête sur Dutroux, se sont révélées positives. Un vent de panique s'est alors emparé des milieux judiciaires, politiques et médiatiques. Les enquêteurs ont été écartés, sans aucune justification valable, et l'enquête sur les meurtres décrits par Regina Louf a été stoppée.
    Cf. Le témoignage de Regina Louf, une affaire d'Etat ?, Pour la vérité, Dossier n°1, février 1998.
    Voir aussi : Bulté A., De Coninck D., Van Heeswyck M.J., Les dossiers X, EPO, Bruxelles, 1999; et : Louf R., Silence on tue des enfants, Editions Mols, 1998.
    (4) Michel Roussel, Homicides 31 : Au cœur de l'affaire Allègre, l'ex-directeur d'enquête parle, Editions Denoël. Voir le magazine d'investigation "Pièces à conviction" sur France 3 le 29/1/2004.
    (5) "Allègre: la gendarmerie met en cause sa propre enquête", Le Monde, 6 mai 2004
    (6) "L'autopsie a révélé la présence de deux balles dans la tête du gendarme Jambert", Le Monde, 7 avril 2004
    (7) Marylise Lebranchu et Arnaud Montebourg, Une justice aux ordres du pouvoir, Le Monde, 25-26 janvier 2004
    (8) L'Express, Dominique Baudis : la revanche, 26 janvier 2004
    (9) Cf. L'audition_falsifiee.htm
    (10). Bernard Henri Levy, Le Point, 2 janvier 2004
    (11) Le Parisien, 29 décembre 2003
    (12) Belgium Pedophilia Scandal : Did Authorities Cover Up Its Scope? Barry James, International Herald Tribune, 16/12/1999 Cf. Herald Tribune.htm.