La presse et les mass-média sont-ils libres?

Le Nouvel Obs, Semaine du 1er juillet 1999 --N°1808
L’information est-elle vraiment libre en France ? Une poignée de grands patrons, propriétaires d’énormes groupes industriels, possèdent l’essentiel des médias. Comment usent-ils de cette puissance exorbitante ? Exercent-ils une censure occulte qui leur permet d’influer sur la vie nationale ?

Lagardère, comme les autres grands industriels de la presse, exerce une influence diffuse sur l’ensemble des journalistes, qui sont appelés, dans leur carrière, à travailler un jour ou l’autre pour eux.

Pour tenter d’influencer les journaux, et parfois y parvenir, les grands patrons ont bien d’autres moyens que de les acquérir. Il y a le bâton, avec la pratique nouvelle des procès a répétition. Avoir raison ne suffit pas : la plupart des journaux ont perdu les procès que leur avait fait Jacques Crozemarie, lorsqu’ils tentaient de démonter les turpitudes de l’ARC.

Il y a aussi la carotte, proposée par divers conseillers en communication dont certains n’hésitent pas à fournir des informations parfaitement ficelées, avec des anecdotes adaptées à chaque « support », en espérant que, dans l’urgence, elles seront reprises comme telles.

Mais le marteau-pilon des patrons reste le chantage à la publicité. Face à une telle puissance de feu, il faut avoir le goût de l’indépendance chevillé au corps et les reins solides pour prendre le risque, à cause d’un vrai dossier, de perdre quelques millions de francs. Car les réactions sont parfois brutales. A « l’Obs » comme ailleurs, un papier qui déplaît peut entraîner illico la perte d’un budget publicitaire de plusieurs millions de francs.

Les pressions sont nombreuses. S’en plaindre est vain....

John Swinton, l'ancien chef du personnel du New York Times (que ses pairs appelaient "le doyen de la profession") fut prié un jour de porter un toast devant le New York Press Club. Cela se passait en 1953, et il dit:

"Une presse indépendante n'existe pas en Amérique - sauf peut-être dans de petites villes au fin fond de la campagne. Vous savez cela et je le sais aussi. Aucun de nous n'ose exprimer sa propre opinion, honnêtement.
Oseriez-vous le faire, vous savez mieux que quiconque qu'elle ne serait jamais imprimée.
"On me paie 150 dollars par semaine pour taire ma propre opinion et ne pas la publier dans les journaux pour lesquels j'écris. Vous aussi vous avez un salaire équivalent, et pour des services équivalents. Si je faisais en sorte qu'un seul numéro de mon journal exprime une opinion honnête, en moins de 24 heures je perdrais ma place. Comme Othello. L'homme qui serait assez fou pour écrire ce qu'il pense réellement se retrouverait aussitôt dans la rue, à chercher du travail.

"La fonction d'un journaliste de New York est, mentir, déformer, insulter, lécher les bottes du dieu Argent et vendre son pays et sa race pour son pain quotidien. "Nous sommes les outils et les vassaux des riches derrière les décors. Nous sommes des marionnettes. Ces hommes tirent les ficelles, et nous dansons. Notre temps, nos talents, notre vie, nos aptitudes sont tous la propriété de ces hommes. Nous sommes des prostitués intellectuels.

(Cité par T. St John Gaffney dans "Breaking the Silence" p 4)

C'était déjà cela en Amérique en ... 1953. La situation a évolué, les fusions se sont accélérées dans le monde entier. La diversité apparente subsiste (logos, présentateurs,...) mais elle occulte le fait que la totale propriété des Mass Média à quelques expressions près est concentré entre les mains de quelques financiers et industriels de l'armement, y compris la presse régionale. D'où contrôle éditorial? Si oui, de quel type?! Citons l'intéressant article "Médias en crise" du monde diplomatique de janvier 2005 :

La presse en France est confrontée à une baisse alarmante de sa diffusion. Cela a favorisé la récente prise de contrôle de 37 % du capital du quotidien Libération, jadis maoïste, par le banquier Edouard de Rothschild... Il y a peu, le groupe Socpresse, qui édite quelque 70 titres dont Le Figaro, L'Express, L'Expansion et des dizaines de journaux régionaux, a lui-même été acquis par un fabricant d'armes, M. Serge Dassault. Et l'on sait qu'un autre industriel de l'armement, M. Arnaud Lagardère, possède déjà le groupe Hachette (1), qui détient quelque 47 magazines (dont Elle, Parents, Première) et des quotidiens comme La Provence, Nice-Matin ou Corse-Presse. Si cette chute de la diffusion venait à se poursuivre, la presse écrite indépendante risquerait peu à peu de tomber sous le contrôle d'un petit nombre d'industriels – Bouygues, Dassault, Lagardère, Pinault, Arnault, Bolloré, Bertelsmann... – qui multiplient les alliances entre eux et menacent le pluralisme.

(1) Hachette Filipacchi Médias, filiale de Lagardère Media, est le premier éditeur de presse magazine au monde, avec 245 titres publiés dans 36 pays. Cf. le site : www.observatoire-medias.info. Au sein du groupe Le Monde SA – actionnaire principal (51 %) du Monde diplomatique SA –, le groupe Lagardère est actionnaire (10 %) de Midi libre et du Monde interactif.

Manipulation de l'opinion par les médias

Par ailleurs il faut signaler de nombreux cas de falsification volontaire des faits par des journalistes:

Des dérives atteignent maintenant des quotidiens de qualité. On peut citer par exemple aux Etats-Unis, l'affaire Jayson Blair: un journaliste vedette falsificateur de faits et inventeur de dizaines d'histoires. Le New York Times, avait souvent publié en "une" ses affabulations (Lire Le Monde, 21 mai 2003, et Time, 16 juin 2003).. Ce journal est considéré comme une référence par les professionnels.

Quelques mois plus tard éclatait un scandale encore plus retentissant. Il concernait le premier quotidien des Etats-Unis, USA Today. Ses lecteurs découvraient avec stupeur que son reporter le plus célèbre, Jack Kelley, une star internationale qui sillonnait la planète, avait interviewé 36 chefs d'Etat et couvert une dizaine de guerres, était un faussaire compulsif, un "serial bidonneur". Entre 1993 et 2003, Kelley avait inventé des centaines de récits sensationnels. Comme par hasard, il se trouvait toujours sur le lieu de l'événement et en ramenait des histoires exceptionnelles. Les révélations de ces fraudes, considérées comme l'un des plus grands scandales du journalisme américain (Le Monde, 30 avril 2004, Article "Woman who died in Cuba story alive in USA" dans Usa Today, 19 mars 2004).

Plus récemment, en pleine campagne électorale, un nouveau séisme déontologique secouait l'univers des médias. Dan Rather, le présentateur vedette du journal télévisé de CBS et de la prestigieuse émission "Sixty minutes", a reconnu avoir diffusé, sans les avoir vérifiés, de faux documents (Le Monde, 28 septembre 2004).

L'intox sur l'Irak

A tous ces désastres, il faut encore ajouter la reprise par les grands médias transformés en organes de propagande, en particulier la chaîne Fox News (Cf. le documentaire de Robert Greenwald, Outfoxed ,2004), des mensonges de la Maison Blanche à propos de l'Irak. Les journaux n'ont ni vérifié ni mis en doute les affirmations de l'administration Bush. S'ils l'avaient fait, un documentaire comme Fahrenheit 9/11, de Michael Moore, n'aurait pas eu un tel succès, l'information qu'apporte le film étant disponible depuis longtemps. Mais occultée par les médias.

Même le Washington Post ou le New York Times ont participé au "bourrage de crâne", comme l'a bien montré un spécialiste des médias, John Pilger : "Bien avant l'invasion, ces deux quotidiens criaient au loup pour le compte de la Maison Blanche. A la "une" du New York Times, on pouvait lire les titres suivants : "Arsenal secret [de l'Irak] : la chasse aux bactéries de la guerre", "Un déserteur décrit les progrès de la bombe atomique en Irak", "Un Irakien parle des rénovations des sites d'armes chimiques et nucléaires", et "Des déserteurs confortent le dossier américain contre l'Irak, disent les officiels". Tous ces articles se sont révélés de la propagande pure. Dans un courrier électronique interne (publié par le Washington Post), la journaliste vedette du New York Times, Judith Miller, admit que sa source principale était M. Ahmed Chalabi, un exilé irakien et un prévaricateur condamné par les tribunaux, qui avait dirigé le Congrès national irakien (CNI) basé à Washington et financé par la CIA. Une enquête du Congrès conclut plus tard que presque toute l'information fournie par M. Chalabi et d'autres exilés du CNI était sans valeur (John Pilger, "Quand les mots font écran à l'histoire", Le Monde diplomatique, octobre 2004)."

Un officier de la CIA, M. Robert Baer, a révélé comment fonctionnait ce système d'intox : "Le Congrès national irakien prenait ses informations auprès de faux déserteurs et les refilait au Pentagone, puis le CNI passait ces mêmes informations à des journalistes en leur disant : "Si vous ne nous croyez pas, appelez donc le Pentagone." Vous aviez ainsi une information circulant en boucle. Comme ça, le New York Times pouvait dire qu'il avait deux sources sur les armes de destruction massive en Irak. Le Washington Post aussi. Les journalistes ne cherchaient pas à en savoir plus. Et d'ailleurs, souvent, les rédacteurs en chef leur demandaient de soutenir le gouvernement. Par patriotisme (Dans le documentaire de Robert Greenwald, Uncovered, 2003). "

Le rédacteur en chef du Washington Post, Steve Coll, a dû renoncer à ses fonctions le 25 août 2004, après une enquête mettant en évidence le peu de place accordé aux articles qui contestaient la thèse du gouvernement dans la période précédant l'invasion de l'Irak (The Washington Post, 12 août 2004). Le New York Times a fait aussi son mea culpa. Dans un éditorial publié le 26 mai 2004, il a reconnu son manque de rigueur dans la présentation des événements ayant conduit à la guerre et a regretté d'avoir publié des "informations erronées".

En France, les désastres médiatiques ne sont pas moindres, comme l'a montré le traitement des affaires Patrice Alègre, du bagagiste d'Orly, des "pédophiles" d'Outreau et de Marie L., qui prétendait avoir subi une agression à caractère antisémite dans le RER D (Lire Gilles Balbastre, "Les faits divers, ou le tribunal implacable des médias", Le Monde diplomatique, décembre 2004). Le phénomène est identique dans d'autres pays. En Espagne, par exemple, après les attentats du 11 mars 2004, les médias contrôlés par le gouvernement de M. José María Aznar se sont livrés à une manipulation, tentant d'imposer une "vérité officielle".

Toutes ces affaires, ainsi que l'alliance de plus en plus étroite avec les pouvoirs économique et politique, ont causé un tort dévastateur à la crédibilité des médias. Elles révèlent un inquiétant déficit démocratique. Le journalisme de bienveillance domine, alors que recule le journalisme critique. On peut même se demander si, à l'heure de la globalisation et des mégagroupes médiatiques, la notion de presse libre n'est pas en train de se perdre.

Manipulation et contrôle de l'opinion

En ce sens, les déclarations de M. Serge Dassault (fabricant d'armes) confirment toutes les craintes. Ses récentes explications sur les raisons qui l’ont conduit à racheter L’Express et Le Figaro – un journal, a-t-il déclaré, « permet de faire passer un certain nombre d’idées saines » – ont renforcé l’inquiétude des journalistes. Après la prise de pouvoir de M. Dassault à la tête de la Socpresse, 268 journalistes du groupe, ont annoncé leur départ. ( voir aussi: Le Monde, 9 septembre 2004)

Le nouveau propriétaire du Figaro a censuré une interview sur la vente frauduleuse d’avions Mirage à Taïwan. Ainsi qu’une information sur des conversations entre M. Jacques Chirac et M. Abdelaziz Bouteflika portant sur un projet de vente d’avions Rafale à l’Algérie (Le Canard enchaîné, 8 septembre 2004).

Si l’on rapproche ces propos de ceux tenus par M. Patrick Le Lay, patron de TF1, sur la véritable fonction de sa chaîne « Le métier de TF1, avait-il déclaré, c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (Dans le livre Les Dirigeants face au changement, Editions du Huitième Jour, Paris, 2004.) » –, on voit à quels dangers peut conduire le mélange des genres, tant paraissent contradictoires l’obsession commerciale et l’éthique de l’information.

Ce mélange des genres peut aller très loin, à l’insu des lecteurs. Walter Wells, directeur de l’International Herald Tribune (qui appartient au groupe New York Times, lequel est coté à Wall Street), a récemment mis en garde contre les conséquences de l’entrée en Bourse des entreprises de presse : « Souvent, ceux qui doivent prendre une décision journalistique se demandent si celle-ci fera baisser ou monter de quelques centimes la valeur boursière de l’action de l’entreprise éditrice. Ce genre de considérations est devenu capital, les directeurs des journaux reçoivent constamment des directives de la part des propriétaires financiers du journal. C’est un fait nouveau dans le journalisme contemporain, ce n’était pas ainsi avant (El Mundo, Madrid, 12 novembre 2004). »

Cette confusion qui finit par piéger les lecteurs peut encore aller plus loin: certains se demandent si on ne va pas bientôt leur demander d’écrire des articles en utilisant des mots précis dont on espère qu’ils rapporteront gros à l’entreprise de presse (via des messages publicitaires associés aux mots clés).

De plus en plus de citoyens prennent conscience de ces nouveaux dangers. Ils expriment une extrême sensibilité à l’égard des manipulations médiatiques et semblent convaincus que, dans nos sociétés surmédiatisées, nous vivons paradoxalement en état d’insécurité informationnelle. L’information prolifère, mais avec une garantie de fiabilité nulle. Il arrive souvent qu’elle soit démentie. On assiste au triomphe du journalisme de spéculation et de spectacle, au détriment du journalisme d’information. La mise en scène (l’emballage) l’emporte sur la vérification des faits.

source: http://www.monde-diplomatique.fr/2005/01/RAMONET/11796

Note: plus de 70% des titres édités en France sont contrôles par les deux industriels de l'armement MM. Serge Dassault et Arnaud Largardère.

Contrôle des livres à promouvoir, censure

Si l'on s'intéresse par exemple au groupe d'Arnaud Lagardère, voici ce que peut écrire l'observatoire des médias:
La domination de Lagardère sur l’édition française se lit dans la liste des maisons d’édition qu’il contrôle : Hachette, Fayard, Grasset, Hatier, Hazan, Le Masque, Marabout, Pluriel, Stock, Le Livre de Poche, … et bien d’autres (dont depuis peu Larousse, Armand Colin, Dalloz et Dunod). Sans oublier le pouvoir que détient Lagardère sur les éditeurs dont il distribue les livres ou avec lesquels il passe des alliances. La domination de Lagardère apparaît dans le chiffre d’affaires qu’il représente dans l’édition : 1,3 milliards d’euros après le rachat de 40% d’Editis. La puissance du groupe tient aussi à son poids dans la presse et dans la commercialisation du livre. Le groupe n’est pas seulement le premier éditeur de livres, c’est aussi le deuxième libraire de France (réseau Relay, magasins Virgin), le premier éditeur de presse magazine (Paris-Match, Elle…), un intervenant important dans la presse généraliste (le Journal du Dimanche, La Provence, Nice-Matin…), la radio (Europe 1, Europe 2, RFM, …) et la télévision (Canal J, MCM, CanalSatellite…). Le groupe Lagardère dispose donc d’un fantastique réseau de promotion de ses livres par les médias qu’il contrôle ou qu’il peut influencer par les budgets publicitaires du groupe, sans compter les articles favorables de tous ceux qui dans les médias sont auteurs ou conseils du groupe, ou qui espèrent le devenir (sans compter non plus les échanges de bons procédés avec les médias alliés)..

La concentration porte en elle un risque de censure particulièrement dans le domaine économique et politique. Un livre politique majeur pour le débat démocratique peut ne pas être publié .. parce que son contenu est considéré comme « sensible » par les groupes dominants, qu’il s’agisse de la critique de ces groupes ou de celle des hommes ou des entreprises avec lesquels ils sont en relation.

En dépit des dangers de la concentration dans l’édition, pour l’expression plurielle des idées, il n’existe aucune législation antitrust spécifique.

Voir aussi: les chercheurs ont ils encore la liberté de dire la vérité?

Nos recommandations: le journal le Monde diplomatique semble avoir gardé une ligne éditoriale indépendante. La chaine de télévision ARTE permet parfois de prendre connaissance de certains domaines occultés par les autres médias (un contrôle éditorial est néanmoins signalé).